Duo vériste mi-cuit à l'Opéra de Paris

Publié le par Friedmund

 

Le constat est décidément étrange : il aura fallu attendre 2012 pour que le célébrissime diptyque vériste s’invite enfin à l’affiche de l’Opéra de Paris ; et même pour que Cavalliera y soit créé. Certes cette musique n’a jamais eu bonne presse, et moins encore sans doute aux oreilles d’un certain parisianisme empreint d’un snobisme de bon aloi. L’import de cette production madrilène est donc plutôt le bienvenu, rien ne garantissant que l’occasion se représente avant longtemps. La gourmandise est pourtant certaine à l’amateur d’opéra et de voix qui accepte le cadre de cette musique pour ce qu’elle est, c'est-à-dire directe et sans prétention, à mille lieues de certains chefs-d’œuvre contemporains.

En première partie, Cavalliera Rusticana déçoit. Cette musique ne prend sa juste valeur que chauffée à blanc, et le drame nécessite un traitement tout aussi incandescent. Chanteurs, chef d’orchestre et metteur en scène se retrouvent ici sur une tiédeur routinière bien malvenue. La mise en scène de Giancarlo del Monaco tourne autant à vide que son plateau en noir et blanc est dépeuplé. Il ne se passe rien ou presque dans cette mise en scène, si ce n’est une procession en fond de scène, et des chœurs qui ne savent pas quoi faire lors du toast ; les chanteurs sont  livrés à eux-mêmes, ce qui pour l’affiche présente n’apporte pas grand-chose à vrai dire. Notre Turridu et notre Santuzza sentent leur âge et une certaine apathie, autant vocale que scénique. Nulle rencontre de braise ici entre un bellâtre ivre de testostérone et une furie adolescente vindicative, mais plutôt les chamailleries d’un vieux beau et d’une vieille fille, et qui de surcroît semblent terriblement s’ennuyer. Marcelo Giordani, si intègre et splendide par le passé dans ses rôles de ténors romantiques, semblent désormais payer le prix d’avoir tout voulu chanter ou presque : la voix a perdu sa souplesse et sa fluidité, la justesse est souvent mise à rude épreuve, et s’il affiche encore une réserve certaine de puissance, son Turridu n’émeut, n’impressionne ni ne séduit. Violeta Urmana souffre également d’une voix désormais pas toujours stable, aigre parfois même, qui souligne plus encore le manque de chaleur et de charisme qui a toujours été un peu le sien.  La fosse, lente et un peu somnolente, privée d’énergie, d’angle ou de ruptures de rythme sous la direction professionnelle mais guère excitante de Daniel Oren ne les soutient à vrai dire guère plus que l’absence de direction d’acteurs sur scène. Dans ces conditions, cette Cavalliera Rusticana tourne vite à vide et laisse même fort indifférente le rideau baissé. Accueillons toutefois avec bonheur la présence de Stefania Toczyska en Mamma Lucia, à la présence certaine encore et au timbre toujours si dense, et à qui je dois tant de souvenirs précieux en Azucena ou Amneris, ou encore de Frank Ferrari qui arrive à s’imposer dans un bel Alfio inattendu même privé de toute l’arrogance vocale ici requise ; Nicole Piccolomini échoue par contre à installer la jeunesse insouciante et coquette de Lola faute d’une sensualité suffisante. 

Changement de ton radical après l’entracte pour I Pagliacci. Là où rien ne semblait vouloir décoller en première partie, tout se met en place implacablement avec beaucoup de tension lors de la seconde. Passons rapidement sur l’idée stupide du metteur en scène d’avoir utilisé le prologue de Leoncavallo en introduction de la soirée juste avant Cavalliera Rusticana, amputant Pagliacci de la cohérence de sa construction si efficace, déséquilibrant la soirée, et surtout n’apportant strictement rien - sauf à prendre le spectateur pour un demeuré, bien entendu. Si Giancarlo del Monaco avait voulu impérativement commencer par le Prologue, il suffisait d’inverser l’ordre des deux opéras. Passons, d’autant plus que pour l’opéra de Leoncavallo le metteur en scène fait son travail plus que correctement. L’action est noire, réaliste, sans folklore inutile ; et l’intermezzo - qui voit les personnages attendre, perdus en eux-mêmes, le lever du rideau de la seconde partie – présente une image forte que l’on n’oubliera pas. Cette seconde partie bénéficie surtout de ce qui manquait à la première partie : des protagonistes aux voix solides et aux émotions puissantes. L’intensité que met Vladimir Galouzine à son Canio est proprement stupéfiante. Dur et implacable d’entrée, noir et dense, sans aucun relâchement de concentration, ce Canio impose une présence d’autant plus extraordinaire que le second acte le voit encore croître en tension, sans jamais pour autant céder à la facilité de l’histrionisme. La voix, sombre et puissante, aux aigus assurés, impressionne tout autant et sert une composition que je ne suis pas prêt d’oublier.  La jeune soprano Brigitte Kele stupéfie tout autant par la perfection vocale et la séduction de l’émission, par son intensité dramatique, son aisance et sa beauté en scène. Elle ne cède rien à Galouzine en seconde partie, et leur confrontation laisse exsangue le rideau baissé. Que de promesses chez cette jeune chanteuse que l’on espère bien vite réentendre sur la scène parisienne ! Sergey Murzaev impose pour sa part  un Tonio noir et intense mais sans caricature, vocalement à son aise et dramatiquement bien pensé, alors que Tassis Christoyannis phrase avec lyrisme et élégance son beau Silvio. Le Beppe de Florian Laconi ravit quant à lui par l’élégante présence de son Beppe et une sérénade joliment phrasée et colorée.  Au contraire de la première partie, Daniel Oren empoigne cette fois-ci la partition avec énergie, sans alanguissement ni raffinement inutile, et sert le drame en se mettant au diapason d’une scène brûlante et parachève ainsi un Pagliacci à fort impact.

Pour l’intensité et la cohérence de ce Pagliacci, pour l’extraordinaire Canio de Vladimir Galouzine et la prometteuse découverte de Brigitte Kele, mais aussi pour le plaisir enfin assouvi de voir en scène ce diptyque fameux mais devenu rare, la soirée valait largement le déplacement.

 

Publié dans Saison 2011-2012

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