Placido Domingo, Pablo Neruda et le Postino

Publié le par Friedmund

 

Il est un lieu commun au cinéma d’énoncer que le film ne vaut pas le livre. On formulera rapidement en ce qui concerne Il Postino  que l’opéra ne vaut certainement pas le beau film de Michael Radford - à l’instar d’ailleurs de The Fly de Howard Shore créé sur cette même scène du Châtelet par le même import en provenance de Los Angeles. L’exploit reste en théorie pourtant possible : le Death in Venice de Benjamin Britten surclasse à mon sens aisément et le film de Luchino Visconti et la nouvelle de Thomas Mann en matière de consistance philosophique et esthétique. Mais fermons là la digression. L’œuvre de Daniel Catan révèle bien des faiblesses. Le livret d’abord est d’une rare faiblesse, dans sa construction mais aussi dans sa banalité verbale. Les scènes s’enchaînent comme un script cinématographique versé dans un mauvais réalisme de bas étage qui se veut sans doute plus vrai que nature. Et là où les dialogues ne cessent de nous parler de « métaphores » on en trouve fort peu dans le prosaïsme permanent de  ces scènes souvent banales se succédant à toute vitesse. Le livret, écrit par le compositeur lui-même, affadit d’ailleurs singulièrement le propos du film. De la double initiation, poétique et politique, que propose dans le film le poète en exil Pablo Neruda  au jeune postier italien, ne reste ici principalement que la première, la seconde étant à peine effleurée dans leurs rapports. La mauvaise caricature du député démocrate-chrétien, mi-mafieux mi-playboy, ne rattrape pas la disparition de ces échanges essentiels. C’est bien de la politique que meurt in fine le jeune postier et non pas de la seule poésie. Le propos même de l’histoire s’en trouve ainsi déformée ; la responsabilité finale  de Neruda dans cette mort bien réelle également. Singulièrement, là où la nouvelle de la mort brutale de Mario aurait du amené logiquement à une aria conclusive d’introspection morale du poète, l’opéra se termine par un vague duo sentimental entre les pensées du poète et le fantôme du postier. La musique ne vaut guère mieux : peu d’audaces d’une quelconque nature, un lyrisme flou et sucré proto-puccinien, aux harmonies souvent scolaires, des scènes de conversation pauvres en imagination,  nulle élégie ni bravoure. Un produit très américain en fait, aseptisé et sentimental, sans grande inspiration ni émotion. Si le compositeur rate totalement la scène dramatique d’un Neruda confronté aux fraîches et douloureuses nouvelles des violences en son pays natal, accordons-lui au moins de trousser une jolie aria pour le ténor sur le texte du joli Desnuda du poète chilien.

Confronté à tant de prosaïsme, mais aussi sans doute à la nécessité de plaire au public du Los Angeles Opera, voire de payer tribut à ce film fort populaire, le metteur en scène Ron Daniels joue sans état d’âme et sans question aucune le premier degré. Accessoires simples se succédant au rythme frénétique du script, quelques vidéos ou surimpressions ci et là, des lumières simples… Le propos est efficace dans sa simplicité, son impact immédiat et sans détour. La saveur est là encore bien « américaine » : beaucoup de choses à voir, le sentimentalisme appuyé et mêlé de quelques traits légers. Tout est fait pour la « distraction » du spectateur. Et le chef d’orchestre Jean-Yves Ossonce dans la fosse fait lui aussi ce qu’il peut de la partition, sans éclat particulier mais avec professionnalisme ; et surtout avec le bon goût de retenir au maximum tout ce que cette musique porte de possible dégoulinement de temps à autre. Les pupitres de l’Orchestre Symphonique de Navarre, compétents mais sans saveur particulière, n’amènent par eux-mêmes qu’à peu de commentaires.

Dans ces conditions, et parce que nous avions décidé d’être ce soir là heureux, reste le plaisir d’être bon public, et le plaisir de suivre tous ces chanteurs tous convaincus de leur entreprise. A commencer bien sûr par Placido Domingo, que je n’espérais plus revoir à l’issue de son fabuleux Cyrano de Bergerac dans la même salle il y a deux ans. Le charisme scénique et la présence vocale de l’artiste restent confondants pour un ténor qui affiche désormais près d’un demi-siècle d’une carrière frénétique qui l’aura confronté aux emplois les plus lourds et les plus divers. Il se glisse sans mal pour ce 130ème rôle dans les habits d’un Pablo Neruda chaleureux et sincère, exubérant et lyrique, assez différent de ce que faisait du poète chilien Philippe Noiret au cinéma. La voix accuse certes les années : le passage est parfois douloureux, le registre aigu laborieux (mais encore d’une rare puissance), la fluidité parfois compromise là où jadis s’affichait un des plus somptueux legato de ténor jamais entendus. Mais le timbre garde encore beaucoup de ses ors et de sa splendeur et l’émission et l’émotion attrapent l’attention et le cœur sans relâche tout au long du spectacle. La sincérité et la force de conviction si particulière du ténor espagnol font le reste et donnent vie avec une confondante aisance à ce Pablo Neruda version lyrique. Domingo distille les émotions avec toute son immense palette d’interprète, de l’érotisme tendrement amoureux de son poème Desnuda, au ton badin de ses échanges avec le petit facteur, ou encore sa rage douloureuse face aux exactions commises en sa terre natale. L’opéra avait été initialement pensé pour l’associer au Mario Ruoppolo de Rolando Villazon. Las, le rôle ne semble porter chance : on se souvient que Massimo Troisi décéda le lendemain de la fin du tournage. Si les circonstances pour Villazon sont certes moins tragiques, ses difficultés vocales du moment l’ont obligé à abandonner cette unique occasion de figurer en scène avec son modèle et ami.  Charles Castronovo fait mieux que suppléer à cette absence. Le jeune ténor donne une réelle consistance à son personnage, en trouvant le juste ton en chaque scène, juvénile et grave à la fois, amoureux et engagé, simple d’extraction et riche de cœur et d’âme à la fois. Le simple fait de pouvoir faire jeu égal avec un Placido Domingo dans la présence et la crédibilité, et ne jamais disparaître dans son ombre, en dit long sur la performance remarquable de Castronovo. Les deux ténors forment ainsi un duo convaincant et émouvant, toujours intéressant à suivre, et ce malgré toutes les limites théâtrales et musicales de l’œuvre. Disons le net, c’est sur cette association que tout le spectacle repose, et on ne croit guère que l’ouvrage pourrait exister sans deux personnalités de cet accabit et de cette complémentarité. Et, si bien sûr le regret de ne pas croiser réunis en scène Domingo et Villazon persiste et ne permet pas de préjuger du résultat, je ressens intuitivement pourtant que l’équilibre trouvé par Domingo-Castronovo n’est pas loin de l’idéal. Assurément en tout cas en ce 24 juin 2011, ce sont bien ces deux ténors qui donnaient au show tout son intérêt et sa crédibilité.

Le reste de la distribution amène à moins d’éloges. En épouse amoureuse et sympathique du poète, Cristina Gallardo-Domas convainc assurément en scène, mais ne peut plus guère masquer l’usure de moyens qui en faisaient il y a treize ans une Giuletta bellinienne de rêve à Bastille. Dans le rôle de Beatrice Russo, Amanda Squitieri s’impose elle aussi avant tout par sa prestation scénique, spontanée et bien sentie, ainsi que par l’émotion réelle qu’elle sait communiquer en révélant la mort de Mario. Laurent Alvaro, qui nous a laissé en scène quelques souvenirs marquants (dont un superbe Donner en ce même Châtelet), se retrouve ici bien malgré lui privé de notes et de mots dans son rôle étroit, caricatural et ingrat de politicien véreux, alors que Victor Torres confère en quelques maigres scènes beaucoup d’humanité et de chaleur à son Giorgio. Enfin, Patricia Fernandez (Donna Rosa), Pepe Fernandez (le père de Mario) et David Robinson (le prêtre) jouent et chantent leurs seconds rôles avec pertinence mais sans présence vocale ou scénique particulièrement marquante.

Reste alors le rideau baissé le sentiment d’une soirée agréable avant tout marquée par la présence toujours fascinante de Placido Domingo, par la qualité de la réplique qu’a su lui assurer l’excellent Charles Castronovo, ainsi que par les réminiscences du beau film de Michael Radford. Pour ce qui est d’Il Postino lui-même j’en restera justement au souvenir du film. Et pour Placido Domingo au sentiment que ses vrais adieux à Paris se sont bien plus tenus lors de ses précédents Cyrano que pour ce Pablo Neruda. Sans oublier pour autant que le bonheur d’une soirée à l’opéra ne se mesure pas nécessairement à l’aune de sa pure qualité artistique, et que celle-ci fut justement fort agréable et plaisante. Il est des êtres dont la seule présence suffit à parer la vie de mille couleurs. Et Placido Domingo en fait assurément partie.     

 

 

Publié dans Saison 2010-2011

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