A Natalie Dessay

Publié le par Friedmund

 

Chère Natalie,

Je me souviens encore de notre première rencontre, vous sur scène, moi au second rang du parterre de Châtelet. Vous chantiez alors Aminta de Schweigsame Frau. Je vous vois encore jouer tour à tour les ingénues, les boudeuses, les mélancoliques, avec une présence scénique si naturelle et si prenante. Je vous entends encore, surtout, vous envoler avec noblesse et pureté, dans un finale du second acte à couper le souffle de beauté vocale et de magnificence de chant. Vous brilliez d’une musicalité rare, alors même que l’écrin qui vous soutenez, un Philarmonia Orchestra des grands jours dirigé par Christoph von Dohnany, était d’une finesse et d’un luxe qui aurait fait bien de l’ombre à tant d’autres. Ce souvenir reste ancré dans ma mémoire comme un de ces très rares moments d’exception que l’on n’oublie jamais, quels que soient les nombreuses autres soirées passées à leur suite dans un opéra. Vous réunissiez ce soir là jeu et chant à un niveau auquel peu surent se comparer, au passé ou au présent, et dans un rôle pourtant complexe, exigeant et rare.

Nous nous sommes croisés quelques autres fois depuis cette première, pas assez à mon goût. J’eus au moins le bonheur de goûter votre Olympia, la plus pleine et musicale, la plus spirituelle que j’aie jamais entendue, foi de discophile invétéré. Et puis, bien sûr votre Zerbinetta si évidente, au prologue surtout, où vous vous parez d’une féminité et d’un esprit qu’ont peu développés avant vous les coloratures : enfin le trouble du Komponist, sa raison un peu froide qui cède à ses sens et à son âme, devient crédible, palpable… sans que vous n’abandonniez rien de la superbe vocale nécessaire à triompher de la redoutable scène de l’acte.

Si je n’ai pas eu le plaisir de vous voir en Königin der Nacht, tout du moins le disque m’a permis de vous entendre réinventer le rôle, soulignant comme vous le fîtes la fragilité et la fébrilité d’un personnage dont les motivations ne semblent pas gratuites mais fondées dans ce passé mystérieux et douloureux que laisse sous-entendre le livret. Naturellement, vous êtes aussi désormais Lakmé pour longtemps, aucune n’ayant jamais trouvé par le passé la sensualité adolescente que vous lui avez conférée, et que peu vraisemblablement dans le futur sauront retrouver.

En somme, par ces cinq rôles, auxquels il conviendrait de rajouter Ophélie, vous avez su vous imposer comme le plus grand soprano colorature jamais entendu, par la musicalité, la beauté, l’esprit et la féminité; l'art en somme. Lors de notre dernière rencontre la saison dernière aux Théâtre des Champs-Elysées, j’ai eu le bonheur de constater que vous chantez désormais Juliette, Antonia ou Manon avec autant de classe et de musicalité, de féminité moderne et de clarté idiomatique surtout ; votre Lucie, déjà, était exceptionnelle de beau chant.

Si je prends ainsi ma plume, c’est que j’ai noté que l’on vous maltraitait un peu ces jours-ci dans les coulisses virtuelles du monde de l’opéra ; plus qu’à la cruelle habitude des passionnés d’opéra tout du moins. J’en ai ressenti de la peine. Le monde de l’opéra est ainsi, c’est un lieu de conventions où l'artiste est sommée de rester artistiquement formatée, et humainement parée des atours fantasmés d’un modèle romantique de l’artiste-déésse qui n’a jamais existé ; modèle singulièrement dissonant à l’heure du troisième millénaire, soit dit en passant. Sans doute aussi connaissez vous le malheur des gens trop libres, qui n’ont point la faiblesse d’âme de se renier, ou d’en donner hypocritement le change, pour se plier aux carcans de ceux qui voudraient vous régenter tout en ne vous aimant pas. Cela ne vous rend que plus sympathique à mes yeux, et je sais que c’est aussi ce qui vous confère cette créativité artistique si précieuse qui illumine les rôles les plus rebattus.

Mon ton aura pu vous paraître un peu froid ou emprunté. Le sort veut malheureusement que la méchanceté passe pour spirituelle mais les sentiments d’admiration ou de reconnaissance volontiers pour d’impudiques ridicules. Conséquence peu heureuse, la foule de vos admirateurs se fait sans doute moins entendre que vos quelques détracteurs plus facilement bruyants. Aussi, je ne voulais pas perdre l’occasion de vous dire ma gratitude, même maladroite, pour les heures passées en votre compagnie et les nombreuses joies dont je vous suis débiteur.

Bien à vous, et au plaisir de bientôt vous réentendre.

 

 

 

Publié dans Oeuvres et artistes

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