Tristan und Isolde, Bastille, 12/11/2005

Publié le par Friedmund

C'est avec une émotion certaine que je me suis dirigé ce soir vers la Bastille, encore sous le charme, et le choc, des représentations miraculeuses du printemps. Pourtant, la donne est profondément changée pour cette reprise: plateau entièrement renouvelé, changement radical de direction musicale, et, vraisemblablement, absence de Sellars aux répétitions.

Le couple d'amants est naturellement significativement à la baisse par rapport au printemps. Lisa Gasteen possède une voix impactante, et un médium chaleureux qui lui permet de faire preuve de beaucoup de musicalité et de sensibilité, tant que le registre aigu, crié, aigre, instable voire faux, n'est pas trop sollicité. Malgré ce registre aigu souvent pénible qui lui donne l'impression de jouer entre deux voix différentes, elle reste quand même fort convaincante, mais à mille lieues du charisme princier et envoûtant de Waltraud Meier, aussi bien vocalement que scéniquement. Clinton Forbis déploie en Tristan des caractéristiques exactement opposées à son Isolde: l'aigu est incroyablement solide, mais le médium très rocailleux, ce qui, ajouté  un timbre très métallique, rend son Tristan peu mélodieux et sensuel lors du deuxième acte. Ces mêmes caractéristiques le feront pourtant se transcender dans un troisième acte vocalement superbement assumé et très convaincant, qui rachètera toutes les approximations du I et les défauts de lyrisme et de raffinement du II. Willard White est un bon König Marke, un peu secoué par les tempi rapides de Gergiev dans son monologue; mais il ne me fera pas oublier le souvenir de l'étonnant Franz-Josef Selig, si bouleversant et musical lors de la première série de représentations du printemps. Le beau Kurwenal d'Alexander Marco-Buhnmester (Melot au printemps), sobre et viril, à la voix pleine et toujours exacte dramatiquement, n'a lui aucun mal à faire oublier Raisilainen. Ekaterina Gubanova a été pour moi la révélation de la soirée: voix jeune, puissante et somptueuse, d'une magnifique présence et couleur, cette Brangäne est simplement fascinante, et j'espère qu'on la croisera à nouveau très prochainement sur la scène de l'Opéra. Si Ales Briscein est un marin et pâtre très satisfaisant, sans pour autant égaler la splendeur printanière de Toby Spence, le Melot de Peter Eglitis est assez déplaisant.

Dans la fosse, on ne pouvait imaginer direction plus diamétralement opposée de celle de Esa-Pekka Salonen que celle de Valery Gergiev. Là  où le chef finlandais nous avait invités à une cérémonie hiératique, hypnotique de beauté, de tension, dans une perspective très 20ème (cordes sèches, surimpression des vents, phrasés tendus à l'extrême), Valery Gergiev plonge la partition dans une perspective plus romantique. Les tempi sont très rapides, frénétiques parfois, et de surcroît notablement accélérés lors des pics de tension dramatique (finals du I et du II, dernière section du duo d'amour). Là  où l'orchestre de Salonen était bloc d'une ineffable beauté solennelle, l'orchestre de Gergiev est en ébullition permanente, faite de milles traits, soulignements et grondements, dans une perspective très transparente et retenue. Gergiev privilégie la multiplication des émotions immédiates, dans la lignée des lectures passionnées et humanisées de Böhm et Kleiber. La qualité orchestrale est superbe, l'équilibre scène-fosse bien plus respecté qu'au printemps, mais la frénésie orchestrale nuit parfois à la tension dramatique, qui n'arrive pas à s'installer faute de respiration. J'avoue préférer l'incroyable tension plus structurelle et cérébrale de Salonen, plus originale et jamais entendue auparavant, et surtout plus en accord avec la conception onirique et suggestive de la mise en scène de Sellars et des images de Viola.

Pour toucher deux mots de la mise en scène, je doute de la présence de Sellars pour cette reprise, tant les chanteurs semblent abandonnés à eux-mêmes: Gasteen semble bien gauche là  où les ports de Meier étaient confondants de noblesse, le jeu scénique de White semble fruste là  où celui de Selig regorgeait de détails, et plusieurs gestes théâtraux ont complètement disparus de la reprise (particulièrement notable lors du duo du I et du final du II). Six mois après, les images de Viola présentent les mêmes faiblesses (clichés un peu pâles au I) et les mêmes forces (le duo, le délire de Tristan). Comme souligné précédemment, la direction impétueuse et très explicite émotionnellement de Gergiev peut aussi sembler en décalage de conception avec ces images flattant plus l'imaginaire et l'inconscient que les émotions immédiates du drame. Salonen était associé au travail initial de Sellars et Viola, son absence se ressent, quelles que soient les qualités musicales de Gergiev.

Sans surprise, le miracle de cohérence musical et dramatique du printemps ne se reproduit pas pour cette reprise, mais ce fut quand même une soirée wagnérienne autrement plus authentique et réussie que ce qu'il était permis d'entendre au Châtelet ces dernières semaines. A défaut de l'éblouissement sidérant du printemps dernier, une bonne soirée wagnérienne, et l'éternelle fascination de cette partition à  nulle autre pareille.

 

Publié dans Saison 2005-2006

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