Le chant confisqué?

Publié le par Friedmund

 

Dénoncer les errances de la « mal scène lyrique » deviendrait-il le suprême lieu commun du monde de l’opéra? Les metteurs en scène sont aujourd’hui systématiquement hués avant même la moindre tentative de réflexion sur leur travail, le public se plaint obstinément qu’on le prive de ce qu’il connaît et maîtrise déjà, et tous les jours un peu plus, la vieille garde de la critique professionnelle montre grands ses crocs aiguisés; d’autant plus, sans doute, que la succession de Gérard Mortier se rapproche désormais.

 

 

 

 


Ainsi, Jean Cabourg, quelques jours à peine avant la nomination de Nicolas Joël et selon lui «délaissant simplement les figures obligées de la critique», livre son opinion en dernière page du numéro de décembre d’Opéra Magazine sur le « chant confisqué » dont serait victime un art « musical et vocal avant que d’être surtout théâtral ». Non seulement cette dernière thèse est fort contestable (et encore heureusement fort contestée), mais l’argumentaire laisserait croire à une scène où domine le contresens théâtral et le sacrifice du chant. Il suffit de regarder les différentes productions montées à Paris ces dernières saisons pour se convaincre qu’il n'en est rien, et que le contresens outrancier demeure rare.
L’argument affirmant l'inexorable corruption du chant par l’image est tout aussi aisément réfutable : la qualité musicale extraordinaire des Iphigénie en Tauride de Minkowski ou  Dame de Pique de Jurovski dans des mise en scène pourtant très discutables est là pour le prouver.

Je ne crois pas non plus à la soi-disante perturbation de l’audition qui naîtrait d’un visuel trop sollicité : premièrement parce qu’il est toujours permis de fermer les yeux à l’opéra, deuxièmement parce que je crois, en bon wagnérien épris de Gesamtkunstwerk et au contraire de Cabourg, que l’opéra est le lieu du chant qui s’incarne dans une vision scénique, et troisièmement parce que j’ai souvenir de nombreuses représentations où l’image totalement absorbante donnait corps entièrement à la musique pour mieux la mettre en valeur (la Jenufa de Braunschweig, le Wozzeck de Chéreau ou plus récemment le Tristan de Sellars par exemple). Surtout, je m’amuse que cette sur-sollicitation visuelle n’ait jamais provoqué telles levées de boucliers dans les excès envahissants et contraires à toute lisibilité dramatique d’un Zeffirelli, ou bien le souci du détail et de l’accessoire superflu d’un Joël.

La clé principale de cette longue critique de la scène actuelle me semble se trouver dans les trois phrases suivantes : « Dans ce sac ridicule où on l’enveloppe, l’opéra perd sa vérité et son âme.  Un public privé de repères et de mémoire culturelle cautionne ce viol. Rien n’autorise pourtant tel détournement. ». Mais de quoi donc serait-ce le détournement, si ce n’est d’une conception sacralisée et figée dans le temps des conventions d’hier ? Le monde a changé, les références visuelles et sociologiques du public également, non pas par inculture comme le sous-entend Cabourg (d’autant plus que je lui objecterais que le public est aux antipodes de la caution !), mais tout simplement, malgré lui, du fait d’un monde en constant mouvement. Les images du Don Giovanni de Salzbourg il y a 50 ans (DVD DG) sont insupportables d'ennui et de ridicule aujourd’hui : nos yeux modernes ne sont plus les mêmes, nos référentiels visuels ont évolué avec les technologies et les sociétés. Et s’il est un mal à la mise en scène contemporaine, c’est certainement de ne pas se départir de la logique intellectuelle et visuelle dominante des années 70 et 80 pour regarder vers une nouvelle esthétique plus en phase avec les évolutions de ces dernières décennies et d'un millénaire nouveau, plutôt que de s'adonner aux délices éculées d’un visuel intellectuellement et théâtralement simpliste. Depuis Darwin, nous savons que le monde est ainsi fait : ce qui n’évolue pas disparaît irrémédiablement. Et s’il convenait avant tout de garder le Temple de ses gardiens autoproclamés?

Dans cette même dernière page d’Opéra Magazine, le mois suivant (janvier), Nicolas Joël révèle dans une interview sa méthode pour la programmation de ses saisons à l’Opéra : « J’ai commencé à regarder qui était disponible aux mêmes dates, quels chefs, chanteurs, et metteurs en scène je pouvais réunir sur une même période, et c’est en fonction de ce tour d’horizon que je vais construire mes saisons. » Méthode pragmatique sans aucun doute, mais qui, loin de privilégier la scène au chant, semble installer la primauté de la distribution  sur l’œuvre. Jean Cabourg peut être rassuré. Je suis pour ma part un peu désemparé : seuls les véristes ont construit une œuvre autour d’un interprète, comme pour en masquer la faiblesse insigne; les autres ont tout au plus adapté leurs exigences à la réalité de ce qu’on leur proposait comme interprètes. L’opéra serait-ce donc ça, avant tout des stars du chant adulées qui défilent vocalisantes, ou pour citer Jean Cabourg un art dont «la vérité ne se trouve jamais dans son sujet, pas davantage dans le texte dont son livret a peut-être été tiré ? »  L’affaire Alagna est malheureusement là pour rappeler que l’opéra semble condamné à ne pouvoir briller de tous ses feux qu'à l'occasion des frasques, gloires ou déboires du chanteur-roi, bien loin de toute préoccupation artistique ou intellectuelle plus profonde.

Le chant confisqué? Allons donc! Il se porte comme un charme et tout le monde n’a désormais d’yeux que pour lui dans le petit monde de l’opéra, pour peu d'ailleurs qu’il ait été un jour relégué ne serait-ce qu'au second rang des préoccupations de l’univers lyrique. Le théâtre restera pour sa part confiné à la partie indigne du spectacle, celle que l’on hue par principe, avec le refus qu’il puisse être imparfait et errant à la recherche de sa vérité et de son esthétique contemporaine, contraignant plus encore les metteurs en scène à la radicalisation du propos. Les pires provocations de la mise en scène lyrique ne seraient-elles pas devenues tout simplement les tentatives désespérées d’imposer un discours théâtral à un public qui, au musée, ne veut surtout pas en entendre parler? Même Wieland Wagner et Patrice Chéreau, osant bouger de plus d’un pouce les traditions, eurent, avant d’être hissés sur leurs piédestaux, leurs détracteurs acharnés.

Je veux croire pour ma part qu’un art dont les joyaux furent taillés par Monteverdi et Busenello, Gluck et Guillard, Mozart et Da Ponte, Tchaikovski et Pouchkine, Verdi et Boïto, Wagner et lui-même (comme toujours), Moussorgski et l’histoire de la  Russie ou bien encore Strauss et Hoffmannsthal,  prendra sa pleine dimension dès lors que le théâtre cessera d’y être confisqué. 


 

Publié dans Humeurs lyriques

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