Rhin de plaisance mais sans profondeur

Publié le par Friedmund

 

De la fosse à la scène, on peut reconnaître à ce Rheingold une vraie cohérence de vision entre ses artisans : le choix de l’illustration plutôt que l’interprétation, du dessin plutôt que du commentaire, bref d’un premier degré soigné, souvent joliment mené et sans aspérité. La référence à la comédie grecque y est bien sentie, le discours est fluide et toujours quelque chose attire l’œil. Le chaos des plans et des éléments, la folie originelle du monde, la cosmogonie et le symbolisme archétypal foncièrement absent. Et ce n’est pas non plus quelques drapeaux rouges agités par des géants, même nombreux, qui illustreront ici le propos, à peine crypté dans le poème Wagnérien, du souvenir de Bakounine et des barricades de Dresde. Ainsi Günter Krämer nous invite à une mise en image plutôt qu’une mise en scène. Les profondeurs du Rhin sont stylisées par quelques mains-poissons rouges, l’or par une grande sphère ; les dieux trônent et dorment sur une mappemonde ; l’industrie du Nibelheim se symbolise d’un pendule qui fend l’or, et Donner nous mène au Walhall par un beau ciel peint de nuages. Image forte tout de même de ce Walhall, immense gradin métallique qui s’avance vers le devant de la scène lors des dernières minutes. Pour le reste, les principaux personnages sont peu caractérisés, si ce n’est un Loge trop uniformément clown dans l’attitude et la tenue ; et un Alberich bien débonnaire qui devient son pendant là où on l’attend futur rival à mort de Wotan himself. Philippe Jordan de la fosse répond par un propos qui ne jure point avec celui de Krämer. Sa direction est fine, élégante, parfois délicieusement impressionniste. Manquent en contrepartie la puissance musicale et théâtrale, le tranchant et l’ironie, la tension dramatique, les secousses telluriques et les fureurs des cieux. Et puis Bastille est-il bien le lieu pour tant de subtilités qui finissent par se perdre confidentielles ?

Le plateau vocal n’inspire guère lui non plus la passion, mais est intègre, homogène. Saluons d’abord un trio de ténors bien chantant, bien caractérisés, de l’éloquence naturelle du Loge de Kim Begley, à la puissance contenue mais sonnante du Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, et jusqu’au très élégant Froh de Bernard Richter. A l’instar de la mise en scène et de la direction d’orchestre, tous trois sont pourtant bien sage : le premier oublie d’être malsain et ambigu comme le sont les authentiques Hermès, le second se dépare de tout le sado-masochisme inhérent au second nain, et il manque sans doute au troisième l’héroïsme tonitruant qui font en quelques phrases les grands Froh. Là où le bât blesse pourtant est avant tout dans l’affrontement des deux albes clair et sombre. Tomas Johannes Mayer possède intrinsèquement du corps et de l’aigu, de la subtilité et de la noirceur, mais il manque un rien de volume pour Bastille pour faire résonner sa densité. L’Alberich sympathique de Peter Sidhom tient son rôle, mais jamais on ne peut l’imaginer par la voix le rival des dieux : la voix manque par trop d’intensité et de matière, la composition est par trop bonhomme. Les deux géants sont par contre idéalement différenciés et tout à fait satisfaisant : Lars Woldt transpire l’affection et le lyrisme de sa résonnante voix de basse alors que Günther Groissböck affiche des moyens plus noirs et denses, sans concession. Du côté des femmes, Qui Lin Zhang renouvelle son Erda somptueuse d’étoffe déjà présentée au Châtelet, et Sophie Koch assure sans problème, mais sans vraie personnalité non plus, une efficace Fricka bien maîtrisée. Ample et riche de son, charnue et vibrante, Edith Haller impose sa très belle et luxueuse Freia comme une protagoniste à part entière de la scène ; et peut-être étrangement la seule mémorable.

N’ergotons pas : en cette année de bicentenaire Wagner, ce Rheingold s’impose finalement comme une production homogène, agréable, bien servie vocalement en cet après-midi du 10 février, et qui se déguste avec plaisir tant bien même lui manquent les épices fortes que l’on attend d’un tel ouvrage. Il est permis de douter toutefois que le goût en soit longtemps persistant en bouche et en mémoire. Qui retrouverait ici cet ouvrage qui entre mille fascinait par son symbolisme le maître de la psychologie des profondeurs Carl Jung ?

 

Publié dans Saison 2012-2013

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