Elektra, Bastille, 26/06/2005

Publié le par Friedmund

 

 

Je suis ressorti de la représentation de ce jour épuisé émotionnellement ; comme il se doit lors de toute confrontation au harcèlement provoqué par une exécution d'Elektra. Ma première réaction face aux ovations gigantesques reçues par tous cet après-midi a été de penser que la critique n'avait pas tort de parler de réaction cathartique du public. Dit autrement, je suis persuadé qu'une grande part du délire du public le rideau tombé était plus due à la force de l'œuvre qu'au pouvoir de conviction de l'interprétation, bonne au demeurant.

Que dire de la mise en scène de Hartmann? Celle-ci serait d'une platitude totale ne seraient les fautes de goût d'un ridicule consommé qui parsèment ci et là une production qui s'illustre surtout par sa quasi-absence de direction d'acteurs et d'idées fortes. Les quelques idées issues de la direction d’acteurs sont parfaitement grotesques : Chrysothemis tape de son talon-aiguille sur la marche où est assise Elektra, Elektra déroule à terre comme un vulgaire tapis une Klytemnestra préalablement drapée du voile ensanglanté dont jamais Elektra se sépare, sainte relique de l’assassinat d’Agammemnon… Plus nuisible encore, les personnalités de Klytemnestra, Chrysothemis et Orest sont allègrement violées par les contresens les plus flagrants. Strauss avait rappelé la noblesse et l'humanité nécessaires à Klytemnestra : tous les torts dans ce mariage ne sont pas nécessairement là où l'opéra, tranche limitée de l’histoire des Atrides, le suggère... Or qu'avons nous là? Une pouffiasse vieillissante émergeant à peine de la prise de substances psychotropes et débarrassée de toute trace la dignité la plus élémentaire ; la décadence de l’épouse d’Agamemnon est le point de vue d’Elektra assurément : cela n’en fait pas une vérité absolue. Que reste t-il de l'impact du drame si Elektra n'a qu'à affronter une reine déchue, falote, pauvre vieillarde qui eut quand même l'heur de tenir son salopard de mari solidement ancré pendant que son amant le hachait menu? Si Klytemnestra n'est qu'un être en déshérence, comment expliquer qu’elle ait pu rester assise sur le trône de Mycènes vingt ans durant après avoir assassiné le Roi des rois ? La force du drame réside entièrement dans la portée mythique de personnages plus grands que nature : le crime d’Orest, sa portée héroïque, est indissociable d’une Klytemenestra nécessairement redoutable. Ceci dit, on reconnaitra à Hartmann une certaine constance dans le contresens : son Orest, velléitaire et à peine pré-pubère, suinte l’angoisse, l’impuissance et la lâcheté. Il a beau refuser l’habit d’Agamemnon, on s’explique bien mal qu’il ait simplement pu soulever une quelconque hache et en faire usage… Le personnage de Chrysothemis, niaisement illustré, n’est guère mieux traité : privé de tout l’appel des sens qui caractérise le personnage et vient offrir le contrejour vital aux ombres des autres protagonistes, sa raison d’être tombe purement et simplement ; la sœur antithétique d’Elektra devient simple objet décoratif…

 

Je suis par curiosité ouvert aux relectures et angles d’attaque différents sur les grandes œuvres du répertoire. Pourtant, on ne peut leur faire tenir un discours strictement opposé à leur sens profond : la violation de la lettre se justifie à mon sens si elle illustre d’un éclairage nouveau ou différent l’esprit ou la force de l’œuvre. Ainsi, le lavomatic ou la structure métallique de la mise en scène, anecdotiques, m’apparaissent bien moins gênant que la suppression de tout impact dramatique et émotionnel à une œuvre aussi puissante que Elektra. Cet impact n’existe pour Elektra que dans les méandres inconscients du mythe, signifiants car psychologiquement crédibles et présenté dramatiquement avec l’évidence du grand théâtre : à refuser au drame sa dimension mythologique, on l’annule purement et simplement. Résumer un des grands mythes de l'histoire de l'Humanité à une sombre histoire bourgeoise de boulevard ne me semble pas un haut fait de gloire, vraiment.

 

La gloire de cette soirée est à chercher tout entière dans la direction musicale de Christoph von Dohnanyi, absolument somptueuse de bout en bout. La transparence absolue de l'orchestre, marque de fabrique du chef, est hypnotique: les détails et raffinements orchestraux se soulèvent les uns après les autres dans une beauté à couper le souffle. Dohnanyi sait tout autant imprimer un lyrisme fantastique à la partition, il dérouler un tapis musical d'une rare splendeur lors des retrouvailles de la sœur et du frère, et une tension exacerbée à un orchestre qui semble fait d'un seul souffle, souvent incendiaire , et d’une mobilité permanente; la dernière section de « Ich habe wie Feuer in der Brust » emporte comme rarement dans une salle d’opéra. La retenue des cordes et des cuivres n'enlèvent rien, et sublime même la tension d'un orchestre martelé avec une implacable rythmique. Cette retenue toute viennoise permet au chef de conserver des réserves de puissance qu'il sait relâcher judicieusement le moment venu : le finale était stupéfiant. Une très grande direction d'orchestre, peut-être la plus belle prestation orchestrale de la saison à l'ONP, et sans doute même, une des plus impressionnantes que l’on puisse entendre de nos jours dans une fosse d’opéra.

Sur le plateau, les chanteurs sont plus qu’honorables à défaut d’être vraiment mémorables. Eva-Maria Westbroek est splendide de moyens et de puissance, de timbre et de couleurs, et j'aurais aimé la voir aux prises avec une autre direction d’acteurs, tant la mise en scène la sollicite pour jouer le contraire de ce qu'elle chante ; qu’elle brille dans tel contexte n’est que plus remarquable, et indique très certainement une grande soprano en devenir. Felicity Palmer possède un timbre qui pourrait aisément fasciner dans le rôle, d’autant plus que les moyens sont encore très présents. Il manque pourtant la puissance expressive des plus grandes, celle qui permet en vingt minutes à peine de marquer l’esprit au fer rouge. Tout comme Westbroek, Palmer bénéficiera de toute mon indulgence, tant ce que lui demande Hartmann est idiot et saugrenu… J'ai d’ailleurs passé une bonne part de la scène de la confrontation les yeux rivés sur le chef et l'orchestre: bien plus que sur la scène, c’est dans la fosse que se jouait le drame à ce moment là. Jerry Hadley est un bon Aegisth, mais l'Orest de Marcus Brück est définitivement pâle et mince, sans grave ni charisme, très en deca des exigences d’un rôle qui demande avant tout fierté et noblesse.

Presque dix ans après ses triomphales et glorieuses Elektra du Châtelet avec Berlin et Barenboïm, Deborah Polaski reparaît dans un rôle où elle fut superbe. La voix n'a plus la solidité d'antan, c'est évident, et les années qui ont passé sur sa voix depuis les représentations du Châtelet ne l'ont pas laissée indemne. Certains aigus font l'objet d'un vibato prononcé affectant la justesse, et le souffle et la voix semblent parfois simplement lâcher. Il n'empêche que cette Elektra exhibe encore un médium somptueux, sonore et puissant. La cantatrice, même lorsque la voix vient sporadiquement à se déchirer, déploie en permanence un charisme purement vocal qui rend bien pâle Westbroeck et Palmer en comparaison. Ne se limitant aucunement à une puissance glorieuse, voila une Elektra qui ose les piani dès son monologue d'entrée, avant de distiller, lors du second avec Orest, un lyrisme et une tenue de la ligne digne des meilleures jugendlich , sans ne jamais rien sacrifier au texte si fondamental de Hugo von Hoffmansthal. La voix n'est peut-être plus à son sommet, mais l'Elektra de Polaski reste encore une expérience musicale et dramatique rare, ce qui pour tel rôle n’est pas un mince exploit.

Pour Dohnanyi et Polaski, mais également Westbroek, cette matinée se sera révélée fascinante et mémorable. Pour le reste, on oubliera vite.

 

Publié dans Saison 2004-2005

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