Lohengrin, discographie
Discographie de Lohengrin
Cela fait un certain temps que je projette d’écrire cette petite discographie comparative de Lohengrin. La programmation de la reprise de la production de Robert Carsen ces jours m’offre un prétexte, si besoin en était, tout trouvé.
Lohengrin est un objet à part dans le corpus wagnérien. Symptomatiquement, c’est souvent le seul opéra de Richard Wagner qui trouve grâce aux yeux des non-initiés aux mystères wagnérien. J’identifie plusieurs raisons à cela : contrairement aux autres ouvrages du compositeur, la légende se fait ici féerique et lumineuse, l’écriture et délicieusement lyrique et tendre, et l’œuvre met en scène un rôle de ténor en or, positif, éclatant et plus chantant qu’à l’habitude. C’est donc en remontant le fil des grands titulaires du rôle que j’établirai cette discographie relativement exhaustive, une fois posée que l’on ne peut tout à fait tout connaître : les discographies wagnériennes abondent de live de tous temps, marque de la fascination discophile acharnée qui caractérise les wagnériens plus que tout autre population de lyricomanes. Je crois que le rôle-titre a capacité à imposer une grande performance ou la récuser : on peut souffrir un Telramund médiocre (il en est tant…) ou même une Elsa pâlichonne ; un Lohengrin médiocre fait tomber l’œuvre à l’eau sans coup férir. Naturellement, est-il besoin de rappeler, les avis ci-dessous seront personnels si argumentés, et ne valent que par leur sincérité : précaution d’usage nécessaire avant de bousculer quelques certitudes et mythes bien établis…
Les grands absents de la discographie
La discographie de l’ouvrage est pléthorique et couvre relativement bien les grands interprètes du vingtième siècle. Elsa est remarquablement servie avec Lehmann, Müller, Rethberg, Grümmer, Rysanek, Janowitz, Crespin même, ou encore Studer : bref toutes celles qu’on aurait rêvé de toute façon d’y entendre ! Idem pour Telramund, ou tous ceux qui pouvaient prétendre en faire quelque chose d’intéressant ont été enregistrés, à l’exception peut-être d’un Zoltan Kelemen qui aurait pu apporter au rôle les mêmes qualités d’humanité et d’élégance qu’il a si bien mis à son prodigieux Alberich avec Karajan. Même les baguettes réunies ici sont celles qui semblent les mieux adaptées à l’ouvrage, et s’il est permis de regretter l’absence de Furtwängler ou de Beecham, disposer aussi bien de Jochum, Kempe, Kubelik et Abbado dans cet ouvrage si délicieusement fin dans son romantisme post-weberien tient de l’abondance de biens.
Trois grands absents néanmoins dans cette discographie, à commencer par les deux Lohengrin majeurs que les années 60 pressentaient, morts tous deux quelques mois tout juste avant leurs prises de rôles : Jussi Björling et Fritz Wunderlich. Le premier devait graver le rôle avec Schwarzkopf, Callas et Karajan pour EMI : la perte est inestimable, mais nous a offert en contrepartie une des plus belles intégrales en remplacement, celle de Kempe. Le second avait déjà programmé ses débuts dans le rôle à Bayreuth avant qu’un stupide accident nous prive d’un Chevalier que l’on imagine musicalement idéal, lumineux et jeune, sans mièvrerie aucune. Regrets éternels. Le dernier absent est en fait une absente : combien de fois ai-je rêvé aux insinuations fiévreuses de l’Ortrud de Martha Mödl… Mais cessons là de refaire l’histoire, et entrons dans le vif du sujet.
Mythes d’avant-guerre
S’il est un ténor mythique pour le rôle, c’est bien Franz Völker. Protagoniste du célèbre Lohengrin de Bayreuth dirigé par Furtwängler il a la réputation d’avoir la voix idéale du rôle. L’intégrale légendaire de 1942 dirigée par Robert Heger ne me semble pas au niveau de la légende. Le ténor semble fatigué aussi bien vocalement que dramatiquement, tout sent la lassitude dans ce chant. Bien sûr, c’est du beau chant, quoique manquant de couleur, de soyeux et surtout de soutien : toute la fascination qui doit se dégager du personnage est ici singulièrement absente au milieu de toute cette routine. Comme la direction de Heger est tout sauf inoubliable, pour ne pas dire en manque réel de souffle et d’intérêt, cette fameuse intégrale me semble ne pas mériter sa prestigieuse réputation, si ce n’est pour ses deux femmes, Müller et Klose, la première d’une beauté de chant à couper le souffle, la seconde d’une majesté impérieuse qui en fait l’une des meilleures Ortrud de la discographie. Pour Völker et Müller les extraits de Bayreuth en 1936 et ceux enregistrés en studio à la même époque sont beaucoup plus satisfaisants et intéressants. Archipel a regroupé en un seul CD aussi bien les extraits studio que ceux live à Bayreuth alors que Malibran les a couplés à des extraits du premier acte de Walküre par les mêmes Völker et Müller. A noter, le récit du Graal studio est intégral, restaurant la seconde partie coupée par Wagner avant la création ; il en était de même lors des représentations à Bayreuth en 1936 (Thomas Mann s’en est fait témoin dans ses écrits), mais seule la première partie a été conservée.
Autre mythe, non plus lié au rôle même mais au répertoire wagnérien en général,le Lohengrin de Lauritz Melchior reste présent par de nombreux broadcasts du Met enregistrés entre 1935 et 1950. Le chant est superbe, raffiné, viril et élégant à la fois, mais ce Lohengrin n’évoque rien pour moi : il manque à cette voix de violoncelle un surplus émotif ou électrique pour vraiment me convaincre. De manière générale je ne cède pas à l’enthousiasme pour les intrégrales d’avant-guerre du Met, que ce soit pour Lohengrin ou pour d’autres ouvrages. Tout d’abord Wagner nécessite un traitement orchestral supérieur et ne souffre aucunement ni les médiocrités des pupitres du Met de l’époque ni les prises de son aléatoires et grésillantes de l’époque. Surtout, les équipes du Neues Bayreuth apporteront une vraie dimension théâtrale et tragique aux œuvres de Richard Wagner qui me semble démoder cruellement de fait la génération des années 30. Le récit fait par Erich Leinsdorf de l’ennui sans fin d’un Melchior chantant avec les chœurs lors du premier finale de Parisfal est suffisamment édifiant pour illustrer mon propos. A mes oreilles, l’âge d’or du chant wagnérien c’est le Neues Bayreuth, certainement pas le Met des années d’avant-guerre. Toutefois, si le Lohengrin de Melchior reste à connaître pour lui-même, il est une raison supplémentaire de courir après la captation de 1935 : l’Elsa de Lotte Lehmann, sublime de féminité, au chant incomparablement sophistiqué sans que cela n’affecte en rien la crédibilité d’un portrait émouvant. Jamais le rôle ne fut mieux chanté et le personnage aussi présent, sans doute par l’originalité d’un ton plus adulte que ce qu’il est permis d’entendre ailleurs dans le rôle. A noter également, l’Ortrud lumineuse et incandescente de Marjorie Lawrence, à l’érotisme troublante, seconde raison pour rechercher ce coffret Melodram devenu rare. Drôle de paradoxe que ce soit leurs deux partenaires féminines qui fassent en grande partie le prix des intégrales de Völker et Melchior ! De la même époque, restent également quelques témoignages de René Maison dans le rôle, ténor puissant à la voix chaude ; je n’ai pas eu l’occasion de les entendre jusqu’à ce jour.
Curiosités d’après-guerre
L’après-guerre a offert deux curiosités de studio. La première est l’intégrale en russe du Ivan Kozlovsky. La suavité délicate de ce beau ténor ne manquera pas de surprendre et parfois même d’intéresser par son exotisme. C’est du très beau chant assurément, mais aux antipodes de la conception chevaleresque et héroïque que je me fais du rôle : tant bien même Lohengrin n’est certainement pas un Heldentenor, il nécessite un traitement quand même tout différent de Lenski ! Seul intérêt collatéral du coffret pour les amateurs de voix russes, l’Ortrud de Evgenia Smolenskaja, qui fut aussi la Lisa de l’Hermann de Nelepp ; l’intérêt reste purement documentaire, et ne nous apprend rien sur le personnage.
La seconde curiosité est plus intéressante : le Lohengrin de Rudolf Schock. La voix est belle, les moyens parfois limités mais il y a une élégance de ton et de chant superbe à défaut d’être suprême de celui qui fut aussi un des plus beaux Stolzing de la discographie pour Kempe. Avec Margaret Klose jetant ses derniers feux en Ortrud, Gottlob Frick gravant son premier Heinrich, et le probe si peu charismatique Telramund Josef Metternich (le Hollandais de Frenc Fricsay et le Macbeth de Martha Mödl) cette intégrale s’écoute avec plaisir mais ne saurait en rien s’inscrire dans les intégrales marquantes de l’œuvre. Il aurait fallu un chef plus animé que Wilhelm Schüchter et surtout une Elsa moins pâle que Maud Cunitz.
Dernière curiosité, live cette fois, la représentation de Budapest dirigée par Klemperer en 1948, plus fameuse pour la colère que pique le chef en réaction aux applaudissements intempestifs qui suivent le récit du Graal que pour une distribution relativement anonyme. Je suis quand même curieux de ce que pouvait faire Klemperer dans ces années où sa battue ne défiait pas encore outrageusement les tempi; je n'ai pas eu le loisir à ce jour d'entendre ce témoignage republié en CD récemment (Grammofono 2000).
Vedettes du Neues Bayreuth
Je l’ai écrit précédemment, la réouverture de Bayreuth et les années qui suivirent constituent vraisemblablement l’apogée du chant wagnérien qui se doit d’être théâtre chanté avant d’être chant théâtral. Les moyens vocaux pourront paraître plus modestes, l’art du chant moins raffiné : peu importe, les planches brûleront.
Le ténor à tout faire du Neues Bayreuth, Wolfgang Windgassen, avait un profil vocal avant tout lyrique qui semblait prédestiner ce Tamino à être un Lohengrin de haute volée. Curieusement, la rencontre avec le rôle ne s’est pas faite. Son Lohengrin est certes probe, mais aussi gris, sans éloquence ni éclat, ni même lyrisme particulièrement soutenu. Le paradoxe veut que Windgassen fut un Tristan inoubliable, un Tannhäuser ardent, un Siegfried enthousiasmant mais passa singulièrement à côté des Erik, Lohengrin ou Stolzing pour lesquels il semblait idéal. En 1953 et 1954 Windgassen disposait pourtant de deux Elsa propices à l’éloquence amoureuse : Eleanor Steber d’abord, puis l’année suivante Birgit Nilsson encore jeune, à la voix lumineuse et pure, quoique déjà perçante mais déjà aussi débordante de féminité. C’est le couple formé par Hermann Uhde et Astrid Varnay qui retient néanmoins l’attention ces deux étés. L’addition du Heinrich de Theo Adam, superbe, du jeune Fischer-Dieskau en Héraut et de la baguette personnelle et fine de Jochum fait de l’édition 1954 un témoignage passionnant pour wagnérien impénitent.
En 1958, changement de protagoniste et apparition d’un Lohengrin de rêve : Sandor Konya. Le timbre est merveilleux à tous les sens du terme, l’incarnation tendre et pudique, et la ligne de chant somptueuse quoique parfois fragile encore : on frôle l’idéal. Pour ne rien gâcher, il est opposé à la seule Elsa de braise et de chair, Leonie Rysanek, marquante aussi bien de ton que de beau chant. Enfin, Astrid Varnay trouve un partenaire à sa hauteur en la personne d’Ernest Blanc, Telramund hautain, mordant et aristocratique, inapprochable. La direction de Cluytens, délicate et majestueuse à défaut d’être animée, offre à ce formidable quatuor le soutien nécessaire à une soirée mythique, à juste titre. C’est le changement de chef qui disqualifiera notablement la prise de l’été suivant : Lovro von Matatic est plus affirmé théâtralement que Cluytens, mais au prix de brutalités parfois désagréables pour un ouvrage aussi délicat. Si Blanc est égal à lui-même, c'est-à-dire prodigieux, Konya semble avoir perdu beaucoup de sa délicatesse en été et campe un Lohengrin plus génériquement viril. Gorr remplace Varnay avec des qualités différentes, au premier rang desquelles un timbre majesteux et splendide et une ampleur sonore qui fait plaisir à entendre. Cette soirée de 1959 aurait peu d’intérêt en somme si elle ne préservait l’Elsa de Elisabeth Grümmer sensiblement en meilleure voix que dans l’intégrale Kempe. Plus adolescente et pure de timbre que Lehmann, elle ne lui cède rien en sophistication vocale et touche au même degré de féminité irrésisitble que Müller précédemment : simplement merveilleux. Pour conclure ce paragraphe sur Konya, il est à noter que le ténor grava le rôle intégralement pour RCA en studio en 1966 sous la baguette de Leinsdorf au sein d’une distribution indigne de son talent (Amara en Elsa…). Le seul intérêt du coffret, désormais relatif depuis la parution de la version Barenboïm, réside dans la gravure du récit du Graal dans sa version intégrale. Konya est plus proche en studio de l’esprit prosaïque de 1959 que de la pudeur mystérieuse de 1958, mais le timbre est enregistré chez RCA dans toute sa splendeur. Plus intéressant, Gala propose un live du Met de Konya aux côtés de Crespin que l’on imagine passionnante en Elsa. Malheureusement entourage et chef ne sont guère enthousiasmants sur le papier, et je n’ai pas encore cédé à la tentation.
Après un retour temporaire en 1960 au Lohengrin de Windgassen (soirée publiée par Melodram), Bayreuth affiche un nouveau venu : Jess Thomas. Il s’agit sans doute de mon Lohengrin préféré. Si le ténor américain bute parfois sur la tessiture redoutable du rôle, l’équilibre entre mystère, héroïsme et tendresse me semble le plus idéal de la discographie ; le timbre merveilleux, la poésie du chant, la carrure et l’implication ne gâchent naturellement rien. La soirée de 1962 préservée par Philips est vraisemblablement contestable musicalement : Thomas n’affiche pas une forme superlative, Silja est plutôt aigre de timbre pour une Elsa, Vinay lutte avec le souffle et le soutien de la voix en Telramund et Varnay commence à fatiguer… Pourtant, survoltés par un Sawallisch électrique, tous brûlent les planches avec une implication et une intensité théâtrale qui laissent sans voix, emporté par la force du drame et la violence des échanges. Pour qui veut entendre éclater le drame ou bien apprécie les soirées un peu démentes, et à condition d’accepter une dose certaine d’imperfection musicale, ce disque sera un réel bonheur. Deux ans plus tard, Thomas sera le protagoniste de ce qui représente sans doute encore aujourd’hui la version de référence, l’intégrale de Rudolf Kempe chez EMI. La réunion autour de Jess Thomas de la belle Elsa d’Elisabeth Grümmer (un poil fatiguée toutefois en comparaison de Bayreuth, mais superbement captée par les micros), du couple Ludwig et Fischer-Dieskau, aristocratiques tragédiens et élégants musiciens, idéalement assortis, et enfin d’un des rares Heinrich à ne pas se laisser effacer par les autres protagonistes, Gottlob Frick, rend cette intégrale irrésistible. La direction de Kempe, élégante, allante, dramatique mais sans jamais rien céder à la musicalité est un modèle. Un grand disque.
Peu après Jess Thomas, apparaît sur la scène bayreuthienne un autre ténor américain, James King. S’il fait partie des artistes les plus chers à mon cœur force est de reconnaître que son Lohengrin ne me convainc pas entièrement. Si le chanteur est émouvant est comme toujours, ce Lohengrin me semble trop carré, trop Heldentenor en fait pour le rôle : l’intelligence du rôle est entière, mais la voix ne peut offrir le luxe de douceur et de lyrisme du chevalier au cygne. La prise de son, qui rapproche les voix au détriment de l’orchestre, souligne encore la carrure un peu envahissante du ténor, tout comme l’Elsa éthérée et fragile de Gundula Janowitz, superbement chantante mais comme désincarnée, et qui donne l’impression lassante de parfois, souvent, s’écouter chanter. Gwyneth Jones a dans le timbre tous les charmes de la magie, et dans la puissance de la voix toute la force de la sorcière. Musicalement tout n’est pas impeccable, mais dramatiquement l’incarnation de cette Ortrud blonde et vénéneuse fait mouche. A ses côtés Thomas Stewart campe un Telramund agressif, nerveux et racé, à mi-chemin entre Uhde et Fischer-Dieskau, vraiment superbe. Kubelik me semble ici présenter les mêmes travers que son Elsa : beaucoup de finesse musicale, trop de subtilités qui tournent à vide, et trop peu de substance dramatique.
Trois énigmes
Une fois King et Thomas retirés, le ténor wagnérien fut en disette presque deux décennies. Les trois ténors réunis ici symbolisent cette période creuse. Je n’ai jamais eu le courage d’aller les entendre.
Nicolaï Gedda a tout chanté ou presque sans vraiment me convaincre la plupart du temps. Les extraits de studio que je connais laisse deviner un Lohengrin étroit et fade, sans éclat ni le mâle lyrisme requis. Mais je ne suis pas probablement pas le mieux placé pour juger de ses prestations : je le trouve déjà engoncé, étroit et trop maniéré à mon goût dans ses incarnations mozartiennes. Pour qui veut se faire une idée, Ponto a publié une prise sur le vif d’un concert dirigé par Silvio Varviso, à l’affiche bien peu ragoûtante (Bengt Rundgren, Barbro Ericsson, Ingvar Wixell…). Quant à Peter Hoffmann, simplement imaginer qu’il puisse soutenir la tessiture aiguë du rôle et lui conférer le ton châtié et lyrique nécessaire relève à mon sens de la science-fiction ; son entourage (Armstrong, Vogel, Connell, Roar…) est sur le papier tout aussi effrayant dans l’intégrale Sony tirés des représentations de Bayreuth 1982.
Karajan a choisi ce qui paraissait à l’époque le meilleur choix pour son intégrale de studio, René Kollo, ténor volontiers débraillé et qui n’existe que par un timbre d’une certaine luminosité qui ne me fera jamais oublier la vulgarité des accents, les difficultés vocales et l’absence de netteté de la ligne. Si on ajoute à cela une Elsa peu réputée pour sa chaleur, une Ortrud également connu pour avoir été une Kundry inacceptable pour le même chef, ce plateau m’a toujours semblé improbable et à fuir, ce que je fais d’ailleurs depuis toujours. Je suis de toute façon réfractaire aux enregistrements EMI de Karajan faits dans les années 70 : prises de son trafiquées alternant l’inaudible et l’assourdissant, maniérismes insupportables du chef dans sa pire période chantilly, tempi interminables ; les intégrales d’Otello, Tristan et Fidelio sont insupportables, seule sa sublime Salomé émerge de cet océan d’ennui. Je n’ai donc jamais eu le courage d’entendre intégralement cette version de Lohengrin, à tort ou à raison.
Les années 80
C’est sans doute ce contexte dévasté qui fit apparaître alors Paul Frey comme une bénédiction. J’ai eu l’occasion de l’entendre dans le rôle à la fin des années 80 : cela tenait la route, l’acteur était convaincant, le timbre agréable… mais cela restait fort léger, et on le sentait marcher sur des œufs au premier aigu ; dans Lohengrin, c’est plutôt gênant. L’intégrale audio et vidéo de Bayreuth 1990 (Philips) confirme ces ressentis. Cette intégrale ne vaut d’ailleurs que pour la jeune Cheryl Studer, et, en images, pour la mise en scène poétique et luxueuse de Werner Herzog.
La vraie sensation des années 80 vint de la décision de Placido Domingo d’inscrire durablement le rôle à son répertoire et d’être en studio le protagoniste de l’intégrale de Solti. Domingo avait fait ses débuts dans le rôle à Hambourg en 1968 ; il en reste quelques extraits qui le présentent plutôt sous un beau jour, lyrique et chaleureux (ils sont notamment offerts en complément de la Carmen de Solti à Covent Garden publiée par Myto). En studio, Domingo est inégal. Son entrée est surnaturelle, sublime de beauté de timbre et de délicatesse, mais dès les premières phrases adressées à Heinrich la principale faille de ce Lohengrin saute aux oreilles : l’allemand de Domingo est complètement exotique. Mais ce n’est pas le seul défaut de ce Lohengrin, certes infiniment mieux chanté que bien d’autres, mais dans le fond relativement avare de beautés musicales et d’imagination dramatique. La prosodie wagnérienne est impitoyable, sans maîtrise de la langue ni la musique ni le drame ne peuvent vraiment exister. Plus qu’un récit du Graal tiré et mièvre, le grand moment du ténor espagnol résidera, en plus de son entrée, dans un beau duo (magnifique « Höchstes Vertrauen »). La vraie vedette de l’album, c’est l’Elsa de grand style de Jessye Norman, magnifiquement chantée et surtout de chair et de sang. Le reste du plateau est d’une grande correction, mais aussi d’une grande banalité. La lecture de Solti, nerveuse, ample et solennelle, est par contre impressionnante : sans doute une de ses meilleures intégrales.
L’album de Claudio Abbado fut salué unanimement par la critique à sa parution. Ce n’est que justice. Pour la première fois dans la discographie un chef d’orchestre réintroduit l’œuvre dans sa filiation wébérienne : le résultat est merveilleux, féerique, admirable de finesse, de clarté, de musicalité. Abbado dispose de surcroît d’un plateau somptueux, le plus beau depuis la version Kempe, et l’un des tous meilleurs de la discographie. Les deux femmes sont magnifiques de voix, de style : Studer est idéale de timbre et de ligne, Meier fantastique et percutante, l’ampleur et l’élégance réunies. Le Lohengrin de Siegfried Jerusalem est l’un des plus attachants de la discographie, rappelant le Tamino idéal qu’il fut pour Bernard Haitink chez EMI. La voix est merveilleusement timbrée et encore relativement fluide (quelques aigus tirés toutefois), et il trouve mieux que n’importe quel autre ténor la combinaison de tendresse et d’héroïsme qui fait tout le rôle. Quant à Kurt Moll, il écrase tous les autres Heinrich de la discographie par sa classe et la beauté d’une voix rarement aussi bien enregistrée que dans cette intégrale. Si Hartmut Welker est un Telramund faible et falot, il reste musicalement acceptable. Tous ces chanteurs au style châtié, avant tout lyriques, s’inscrivent à merveille dans la perspective romantique et délicate de Claudio Abbado. Ensemble ils produisent un Lohengrin d’une grande unité de ton, délectable, que certains pourront même préférer à celle de Rudolf Kempe.
Lohengrin contemporains
Ben Heppner a fait figure rapidement de Lohengrin idéal des années 90. Je n’ai plus eu l’occasion d’entendre l’intégrale BMG de Colin Davis depuis une éternité, mais j’avais été peu séduit à l’époque par ce que j’en avais entendu. Le couple féminin fait de Sharon Sweet, voix honnête mais peu radieuse, et d’Eva Marton, toujours solide mais peu subtile, plaçait d’entrée cette version en retrait des meilleures. Et puis, il faut bien le dire, si je loue chez Ben Heppner la pureté de la ligne, la hauteur de l’émission, le sens des nuances, au disque comme à la scène ce beau ténor m’ennuie parfois par son manque d’expressivité, de chair, de palpitations. J’attends avec impatience son Lohengrin à Bastille les prochains jours, cela reste sans doute son meilleur rôle aujourd’hui.
Un grand Lohengrin pouvant en cacher un autre, ces dernières années ont vu apparaître Peter Seiffert. Je n’irai pas par quatre chemin : aucun autre ténor dans la discographie n’a mieux chanté le rôle, et Seiffert exhibe toutes les qualités que l’on prête à Franz Völker. L’articulation du texte et de la musique est somptueuse, les aigus sont fiers et le timbre magnifiquement cuivré, et surtout la ligne de chant est non seulement impeccable, mais, contrairement à Heppner, franchement excitante. Il manque tout juste à Seiffert un soupçon d’émotivité supplémentaire pour être définitivement sans rival. En l’état, mieux que Völker, Konya ou Heppner, il est le plus beau Lohengrin de la discographie, le seul dont on écoute toutes les notes, fasciné. Pour mon plus grand bonheur, cette version est la seconde après celle de Leinsdorf à réintroduire la seconde strophe du récit du Graal : Seiffert y déploie un mystère, une ferveur spirituelle introuvable chez ses prédécesseurs Völker et Konya. Autre merveille vocale de ce coffret, le Heinrich chaleureux et noble de Rene Pape, superbe. Le reste du plateau présente des artistes convaincants et plutôt attachants, vocalement irréprochables mais sans grande personnalité : Emily Magee, soprano plus sombre qu’à l’habitude dans le rôle, Falk Struckmann dans un Telramund sobre et carnassier, et Roman Trekel en Héraut, très correct. Seuls les aigus de Deborah Polaski en Ortrud sont parfois pénibles (surtout au III), quoique la soprano ait pour elle son sens du phrasé et la lumière de la voix. Peu importe de toute façon, car cet album dispose d’un autre atout majeur : la direction de Daniel Barenboïm, d’une très grande beauté, idéalement allante et chaleureuse, très retenue et lyrique, à la richesse sonore épatante. Le parti pris du chef est proche de celui d’Abbado, mais dans une sonorité d’ensemble plus charnue et plus chantante. Avec le meilleur Lohengrin et le meilleur chef de la discographie, un somptueux Heinrich et un plateau très convaincant, cette intégrale peut faire figure d’outsider. Avec Lucia Popp, initialement prévue en Elsa, cet album se serait sans doute imposé comme une référence incontournable.
Dans la lignée de Araiza ou Winbergh, le jeune Klaus Florian Vogt a fait sensation récemment dans le rôle. Le public parisien aura l’occasion de s’en faire une idée la saison prochaine à Pleyel. En attendant, le spectacle de Baden-Baden est disponible en DVD chez Opus Arte. Je n’ai pas eu l’occasion de le regarder pour l'instant.
Conclusions discographiques
Quatre intégrales me semble dominer la discographie : Kempe et Abbado en studio, Cluytens et Sawallisch en public. Le choix est question d’affinités tant ces versions sont différentes dans l’esprit. L’amateur de voix ira prioritairement voir du côté de Cluytens à Bayreuth en 1958 : le quatuor Konya, Rysanek, Blanc, Varnay est épatant (Myto). A l’amateur de théâtre fort et électrisant, je recommande vivement la soirée Sawallisch, excitante au possible (Decca). Pour qui recherche avant tout une version de studio moderne, bien enregistrée, et un Wagner délicat et musical, la version Abbado sera un enchantement (DG). Enfin, la version de Rudolf Kempe reste sans doute la plus équilibrée entre beauté musicale et puissance dramatique : elle est admirablement dirigée et dispose d’un quatuor mémorable et inoubliable (EMI). Moins parfaite, la version de Barenboïm s’impose également en possible outsider par l’extraordinaire Lohengrin de Peter Seiffert et la beauté enthousiasmante de la direction d’orchestre (Teldec) ; pour ne rien vous cacher, c’est vers celle-ci que je me dirige prioritairement aujourd’hui lorsque j’ai envie d’entendre l’œuvre. Je recommande néanmoins prioritairement le coffret Kempe.
Extraits
Les extraits de Bayreuth 36 avec Furtwängler et la sélection de la même année avec la même équipe sont prioritaires. Archipel a bien fait les choses en les rassemblant dans un même CD. Malibran avait précédemment rassemblés les extraits studio avec le duo du I de Walküre des poétiques Wälsungen de Völker et Müller, et les Murmures du jeune Max Lorenz, Siegfried cette année là à Bayreuth. Les extraits live n’apportant pas grand-chose, je recommande prioritairement le CD Malibran. Mais s’il s’agit de Lohengrin seul, le CD Archipel est incontournable à l’exploration en profondeur de la discographie de l’ouvrage. A noter, le Récit du Graal live est coupé ; seul la prise studio permet d’entendre Franz Völker en chanter la seconde partie si rare au disque.
Du fait de la popularité de l’œuvre, beaucoup de ténors ont gravé ou le duo de la chambre ou bien le Récit du Graal, parfois les adieux. Aller entendre Leo Slezak, Leonid Sobinov ou Helge Roswaenge en Lohengrin est toujours passionnant quoique classique. L’entrée de Aureliano Pertile en italien est un classique assez enthousiasmant. Autre italien, mais chantant en allemand, le Récit du Graal de Mario del Monaco est une curiosité, quoique la voix y est fort belle. Je reste très attaché à la prise de 1953 d’un Max Lorenz vieilli vocalement mais qui narre son récit avec une éloquence sidérante. Pour les traductions, on préférera le « Aux bords lointains » de Georges Thill, fascinant de mystère et de grandeur, et surtout celui de Jussi Björling (à pleurer d’émotion devant tant de beautés), en suédois, lors de son ultime concert à Göteborg.
Pour le duo de la chambre, le couple Georges Thill et Germaine Martinelli en français est un classique immortel. Moins poétique mais plus éclatant, le duo entre César Vezzani et Mirelle Berthon vaut également le détour. Toujours en français, l’autre duo, celui du couple maléfique, par Martial Singher et Marjorie Lawrence est un monument du chant wagnérien, qu’il faut chercher à entendre pour tout wagnérien qui se respecte. En français on pourra également chercher les extraits de René Maison (duo, récit, adieux). A signaler, tout ceci avait été regroupé par Malibran dans un CD « Lohengrin en français », vraisemblablement introuvable aujourd’hui. Autre duo célèbre, celui de Lauritz Melchior et Kirsten Flagstad pour Victor au milieu des années 30 ; dans les mêmes années je préfère Völker et Müller, sans hésitation, infiniment plus délicats et poétiques. Je n'ai par contre jamais réussi à mettre la main sur le duo du II enregistré par Elisabeth Schwarzkopf et Christa Ludwig pour EMI, et pas repris en CD à ma connaissance (?).
Enfn, pour terminer ce panorama, parmi les extraits réunis dans l’indispensable coffret Gebhardt sur les chanteurs de Bayreuth de la période 1876-1906, on notera le Lohengrin clair et héroïque de Ernst Kraus (confronté par trois fois à l’Elsa de Emmy Destinn en 1906), In fernem Land par Erik Schmedes (Heldentenor de prédilection de Gustav Mahler à Vienne ; plutôt forcé dans l’émission), et Paul Knüpfler, somptueux en Heinrich. La perle du coffret est sans aucun doute le document qui permet d’entendre, accompagné au piano, Hermann Winkelmann dans « Höchstes Vertrauen ». Créateur de Parsifal, ami très proche de Richard Wagner, il fut avec Lili Lehmann un des plus sûrs dépositaires de l’esthétique que souhaitait le compositeur pour son œuvre. Il est alors fascinant d’entendre Winkelmann détacher chacun des mots clairement et leur conférer à chacun d’entre eux une coloration, une nuance, un ton différent. Ces quatre minutes, superbement restituées pour l’époque (1905) deviennent alors plus qu’un moment de musique, mais une vraie leçon d'histoire de la musique. Les deux extraits gravés par Aloïs Hadwiger à Berlin en 1912 (« Atmest du nicht », « Mein lieber Schwann ») reprennent le même style avec des moyens supérieurs, et représentent sans doute une forme de référence. Je doute pourtant que notre époque soit prête à s’y confronter.
Précédemment en ces lieux
Portraits de quelques célèbres Lohengrin :
Max Lorenz : http://operachroniques.over-blog.com/article-5251054.html
James King : http://operachroniques.over-blog.com/article-5250999.html
Jess Thomas : http://operachroniques.over-blog.com/article-5250546.html
César Vezzani : http://operachroniques.over-blog.com/article-5250656.html
Wolfgang Windgassen : http://operachroniques.over-blog.com/article-5250228.html
A défaut d’un portrait du créateur, Karl Beck, un portrait des quatre ténors de prédilection de Richard Wagner lui-même, tous quatre fréquents Lohengrin : Tikacec, Schnorr, Niemann, et bien sûr Hermann Winkelmann :
http://operachroniques.over-blog.com/article-6239702.html
Enfin, un précédent article sur les trésors du chant wagnérien d’avant-guerre :
http://operachroniques.over-blog.com/article-5256563.html
Egalement, les deux discographies comparatives précédemment commises en ce lieu :
Die Frau ohne Schatten : http://operachroniques.over-blog.com/article-5345873.html
Il Combattimento : http://operachroniques.over-blog.com/article-5809855.html