Ponto N°50 : 5 heures de raretés !

Publié le par Friedmund

 


Je guettais ce coffret dans les bacs depuis longtemps. Pour son cinquantième volume, Ponto a rassemblé dans un généreux coffret de quatre disques de nombreuses raretés. L’éditeur a souhaité mettre l’accent sur des prestations inattendues ou surprenantes, pour la plus grande joie des lyricomanes avides de témoignages décalés. Les extraits sélectionnés varient en durée entre quelques minutes et de gros quarts d’heure. Les prises de son sont très variables, allant du détestable (même pour des prises récentes) au très bon. Dans la notice, il est indiqué que certains de ces témoignages seront publiés intégralement dans les mois à venir : procédons donc à une revue d’effectifs !

Quelques grandes dames et un immense ténor

Les nombreux admirateurs de Joan Sutherland seront ravis de retrouver la soprano dans le second duo d’Otello, capté à l’opéra de Sidney en 1981 ; le duo du premier acte était déjà connu d'un récital live avec Pavarotti publié par Decca.  La voix semble déjà fragilisée dans l’aigu mais l’ampleur de l’étoffe et la grandeur de cette Desdemona sont palpables, tant bien même on l’imagine toujours mal en blonde adolescente. A ses côtés, Angelo Marenzi chante un Otello haut et clair d’émission qu’il serait intéressant d’entendre dans le reste de l’ouvrage.

Plus surprenante est la Clytemnestre gluckienne de Gundula Janowitz, captée à Vienne en 1987 aux côtés de l’Achille de Thomas Moser. Si la voix reste magnifique et le chant sensible, j’avoue quand même avoir du mal à trouver la divine Gundula vraiment passionnante dans son air du second acte ; question de déclamation sans doute. Guère enthousiasmant non plus, le quatrième acte de Manon Lescaut par Leontyne Price en 1977 à San Francisco, superbe de timbre mais peu émouvant ; la réplique du frêle Des Grieux de Giorgio Merighi apparaît en sus plutôt négligeable.

Le duo du premier acte de Macbeth (Edinburgh 1976) affiche par contre une Lady d’exception, Galina Vischneskaïa, absolument monstrueuse de présence : la voix est saisissante, lourde et puissante, et l’incarnation démoniaque (diabolique « Dammi il ferro » !) et volontiers expressionniste. Malgré un Macbeth (Norman Bailey) relativement quelconque et une prise de son très étouffée, j’espère que Ponto aura la bonne idée de nous proposer l’intégrale prochainement.


Jon Vickers
chantait un répertoire large et surprenant dans les années 70, de Vasek à Cellini en passant par Alvaro ou Hermann, jusqu’ici plutôt oublié par le disque live, bien malheureusement. C’est donc avec une vraie excitation que je me suis jeté dès l’acquisition de ce coffret sur le duo du second acte d’Andrea Chénier. Son Chénier est mémorable de ton, idéalement poète, mélancolique et rêveur, tendre et en apesanteur, là où les italiens font généralement uniquement entendre leurs attributs virils ; ce qui n’empêche pas d’ailleurs Vickers de faire tonner son immense voix et son aigu puissant à la fin d’un duo au cours duquel le beau soprano sensible et coloré de Iva Ligabue fait bien mieux que jouer les sparing partner de luxe. Malgré un son nébuleux, voila une intégrale dont j’espère avec impatience la publication !

Deux incarnations légendaires

En 1986, Julia Varady, dirigée par un Giuseppe Sinopoli à son meilleur, avait mis le feu aux planches de l’Opéra de Munich lors Forza del destino mémorables. Nous retrouvons ici la majeure partie du premier acte d’une de ces soirées d’exception. L’incarnation de Varady est d’un relief saisissant : cette Elvira, véritable torche, brûle d’un feu violent et ravageur, inouï. Son Alvaro, Veriano Lucchetti, lyrique et vibrant, haut placé et puissant, rappelle qu’il n’avait rien à envier à trois ténors pourtant plus célèbres. Pour l’anecdote, Jan-Hendrik Rootering s’invente un texte qui ne veut absolument rien dire par deux fois dans ses répliques de fin d’acte ; celles dont il a l’heur de se souvenir sont marquées par un accent à couper au couteau du plus haut comique. La bande son est effroyable, instable, aux voix présentes mais à l’orchestre complètement étouffé. Orfeo avait publié, à l’occasion d’un portrait de Varady, des extraits du second acte dans une prise de son parfaite : c’est donc de cet éditeur plutôt que de Ponto que l’on attendra une intégrale de ces soirées d’ores et déjà historiques.

Les Isolde de Montserrat Caballé à la fin des années 80 avaient également défrayé la chronique. Dans un son honorable, on retrouve ici un gros quart d’heure du premier acte, dont tout le récit de Tantris. La diva espagnole surprend, trouvant ici une incisivité absente de bien de ses rôles italiens. Comme elle allie puissance et beauté du timbre, cette Isolde madrilène captive par sa féminité et sa crédibilité psychologique, malgré quelques accents plus véristes que nobles et quelques aigus qui la dévoilent parfois en difficulté (mais aussi souvent étonnante de force et de véhémence). Hétérodoxe, certes, mais passionnant. A ses côtés, Brigitte Fassbaender est simplement inouïe de déclamation expressive, de violence verbale et de puissance vocale, et Peter Schneider est un wagnérien des plus corrects. L’intégrale est vivement souhaitée.

Hétéroclites et vibrants belcantistes

Pour les amateurs de sensations fortes, l’extrait du Trouvère de San Francisco en 1975 sera un vrai bonheur. Renata Scotto y est fabuleuse d’impact vocal, de pathos et de puissance dramatique, sans jamais ne rien céder ni à sa ligne, d’une admirable sensibilité belcantiste, ni à ce souffle aux nuances riches, admirable. Ceux qui connaissent sa Norma me comprendront, et le parallèle avec Callas est tout sauf osé. Si son partenaire, Louis Quilico partage son implication mais guère son art du chant, le chef Kurt Herbert Adler fouette  ce duo du quatrième acte avec énergie et rage pour un résultat hautement excitant.

Stylistiquement moins pure, mais vocalement toute aussi magnétique, Mara Zampieri se révèle fascinante dans un finale de Roberto Devereux aussi électrique qu’hétérodoxe. Quel timbre, quelle projection, quel engagement, quel charisme ! Impur peut-être, mais du grand théâtre, vibrant et à faire dresser les cheveux sur la tête (Lisbonne, 1986) ! Dans la même veine, le grand duo (intégral) du second acte de Norma capté à Naples en 1987 voit se confronter la prêtresse surpuissante, et à qui tout semble possible, de Ghena Dimitrova et une Adalgisa plus ample qu’à l’habitude, Maria Dragoni. Inutile de chercher la moindre subtilité ici, mais plutôt l’excitation d’un chant peut-être primaire mais diablement efficace.

Plus juste, mais aussi peut-être plus balisé et moins immédiatement excitant, le coffret présente également le duo du second acte de Guglielmo Tell par un Chris Merritt et une Aprile Millo aux sommets de leurs moyens respectifs (New-York, 1984) ; quand il s’agit du premier, c’est tout sauf anecdotique, surtout en Arnold.

Charmes de la traduction…

On sait que Anja Silja pouvait tout. La voici dans les trois rôles féminins des Contes d’Hoffmann en allemand. Sa poupée est nécessairement fascinante et plus tranchante que les voix insipides auxquelles on confie le rôle habituellement, sans pour autant pleinement convaincre. Lors du duo de l’acte de Venise, c’est surtout son partenaire, Waldemar Kmentt, qui a retenu mon attention par son romantisme forcené et exalté de diseur d’exception ; avec une Silja au parfum trouble et lourd, les deux nous font un duo malsain au ton enivrant, façon gueule de bois. Le trio de l’acte d’Antonia voit notre soprano vibrante et extatique fort allumée, en dépit du renfort bien terne du Miracle de Otto Wiener.  Pour Kmentt et Silja, je prêterais volontiers une oreille curieuse à  l’intégrale ; à noter, Josef Krips officie dans la fosse (Vienne, 1966).

La Tatiana de la jeune Margaret Price est une relative déception. Sa scène de la lettre, en anglais (telecast de la BBC de 1967) la montre belle de timbre mais courte d’émotions et de palpitations. L’étoffe est admirable mais peu déployée, et le personnage semble absent : en somme, cette Tatiana est trop authentiquement british pour être follement romantique. Bien plus intéressant est le duo final de Jenufa chanté en 1951 à Amsterdam, dans la langue locale, par une jeune Gré Brouwenstijn, chaleureuse et absolument lumineuse, et un Frans Vroons simplement beau de voix comme de chant.

La traduction allemande ne gêne jamais dans les extraits des Troyens de Stuttgart de 1961. Hilde Rössl-Madjan est une Cassandre admirable de noblesse et de grandeur (« Les grecs ont disparu »), et Josef Traxel chante la grande scène d’Enée avec une classe patricienne introuvable de nos jours. Si leur Didon flirtait alors avec les mêmes sommets artistiques, j’en entendrais volontiers plus de cette prise radio.

… et horreurs de l’exotisme

J’ai beau aimé Tito Gobbi au-delà de toute raison, le cœur a aussi ses limites, et son Iokanaan en italien à la RAI en 1952 dépasse de loin mon seuil de curiosité et de tolérance. J’apprécie le mordant du ton, mais le chant straussien réclame une prosodie à mille lieues de ce qu’offre non seulement la langue italienne, mais aussi le style vériste du baryton ; l’absence de noblesse et de tenue équivaut très vite à essouffler toutes les envolées de l’écriture straussienne. La Salomé pétulante et très soubrette de Lily Djanel, le Nabarroth très comprimario de Angelo Mercuriali  et l’improbable direction de Nino Sanzogno contribuent à faire de cet extrait de Salomé avant tout un document pour curieux malsains ou straussiens masochistes.

C’est encore d’Italie que viendra l’horreur du « O malheureuse Iphigénie », en allemand, de Gré Brouwenstijn. La prise de son, hypersaturée, ne permet pas de conclure grand-chose sur la soprano hollandaise, mais inflige le supplice de bien détailler les vulgarités appuyées et lourdingues d’un Alberto Erede qui semble ici mal diriger du mauvais vérisme.

Pour conclure ce musée des horreurs, Frank Sinatra a beau chanter « La ci darem la mano » en italien, son accent anglais effroyable suffirait à inscrire ce document au rayon des gags exotiques. Mais il faut aussi ajouter à l’horreur une Zerlina pointue, aigrelette et à l’accent de serveuse hollywoodienne, et l’accompagnement orchestral, très music-hall de pacotille. Quant au crooner, il est fidèle à lui-même, beau cœur au premier degré qui en fait des tonnes dans la séduction de supermarché... A conserver pour sourire les jours de déprime.

Encore d’autres raretés…

J’ai découvert avec beaucoup de bonheur Marijke van der Lugt, soprano dramatique à la voix chaude et solide, superbe en Ariane de Dukas ; la Nourrice de Annie Delorie qui lui donne la réplique semble également un alto de très belle étoffe. La prise de son radio de 1961, excellente, et l’orchestre riche et rond de Albert Wolff me semblent inviter à la publication de l’intégrale, d’autant plus qu’Ariane et Barbe Bleue reste mal servie au disque.

Les admirateurs d’Alain Vanzo retrouveront leur ténor favori dans le duo de l’acte d’Antonia des Contes d’Hoffmann, capté par Radio-France en 1985 ; je trouve pour ma part cet Hoffmann plutôt léger pour ne pas dire précautionneux et fragile, et sa partenaire, Christiane Weidinger, quelconque. Vanzo ne me semble guère inoubliable non plus dans le « Di rigori armato » d’un Rosenkavalier parisien de 1976 ;  autour de lui, rien moins que Christa Ludwig, Hans Sotin, Michel Sénéchal et Jane Berbié sous la baguette de Horst Stein.

Egalement inclus dans ce coffret : Regine Crespin dans un Medium de Menotti à Buenos Aires en 1987, Magda Olivero dans une version italienne, très mal captée, de Der Besuch der alten Dame de von Einem à Naples en 1977, Beverly Sills pour un inénarrable « Endless pleasure » de Semele à Cleveland en 1967, Giuletta Simionato en Cherubino (Tokyo 1956), Adriana Maliponte en Iris (New Jersey 1988), et encore Claire Watson, un brin terne, dans la scène finale de Capriccio (Munich 1970).


Conclusion

Au tout petit prix auquel il est proposé (quatre disques pour le prix d’un), je ne saurais trop recommander aux collectionneurs, lyricomanes compulsifs et autres lyricopathes pervers ce coffret plein de cinq heures de surprises et de raretés. J’y ai pris pour ma part un vif plaisir que j’espère avoir réussi à communiquer tout au long de ce vaste inventaire.



Publié dans Disques et livres

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