Passion selon Saint Matthieu, Wilhelm Furtwängler (EMI)

Publié le par Friedmund


Commentant la récente version Koopman
, j’avais avancé fort imprudemment il y a quelques semaines de cela que la direction de Furtwängler était à ranger au rayon des antiquités, auprès de celles de Mengelberg (Naxos) et Klemperer (EMI). La crise furtwänglérienne qui m’a saisi il y a quelques jours vient à propos pour effacer ce commentaire négligeant, issues d’écoutes passées que j’avais jugées alors, et pendant longtemps, bien peu satisfaisantes. Miracle de la vie de mélomane que telle œuvre ou telle interprétation qui laissait jusqu’ici froid puisse émerveiller pour la première fois des années après sa découverte ! En acte de contrition, je m’obligerai à la réécoute de la version Klemperer dans les prochains jours : sait-on jamais…

Entendons nous bien, je n’entends pas renier ici tel Pierre ma foi en la seconde version de Herreweghe (HM), référence la plus évidente  à mon sens, pas plus que je ne compte renoncer aux plaisirs, minimalistes mais immenses, qu’offrent la finesse délicate de Suzuki (Bis) ou la clarté épurée de McCreesh (Archiv). Je persiste à penser que cette musique ne révèle toutes ses beautés que dans le frémissement poétique et la virtuosité expressive des orchestres baroques : question de couleurs, mais aussi d’articulation et de dynamique. Je n’entends pas non plus porter ce live de 1954 au sommet de la discographie ne serait-ce que du fait de l’esthétique si personnelle du chef et de la coupe claire effectuée dans la partition (manquent neuf airs sur les quinze, et une bonne dizaine de chorals !). En fait, ce disque offre simplement quelques moments de musique prodigieux.

Par son inspiration, Wilhelm Furtwängler est naturellement le principal artisan de l’intérêt de ce document, fort bien capté pour l’époque. On retrouve ici l’étonnant trouble temporel que suscite le chef : comme lors de ses Zauberflöte salzbourgeoises, les tempi sont objectivement très retenus sans que jamais l’impression de lenteur ne se fasse sentir ; on se surprend même des minutages.
Zum Raum wird hier die Zeit (les wagnériens me comprendront). Plus surprenant encore, le rubato et l’appui des syncopes du choral d’ouverture feraient pâlir de discrétion les effets de Nikolaus Harnoncourt (Teldec, deux fois). Tout est tendu malgré la lenteur, le souffle est gigantesque, mais pourtant cet orchestre vit, palpite, s’anime et jamais les textures ne semblent opaques. Dans ce même « O Lamm Gottes unschuldig », ou mieux encore lors de « O Mensch bewein’ », les flûtes se  détachent admirablement, comme posées, aériennes et libres, sur les cordes… ce que  Haïm et son effectif baroque réduit étaient loin d'offrir hier au Châtelet. La pulsation est admirable (« Buss und Reu’ » !), l’expressivité sans pareille : le premier violon ouvre « Erbarme dich » à la manière d’une partita vibrante et admirablement chantée. Et qui oserait aujourd’hui ces sonorités expressionnistes,  apocalyptiques, lors de « Und siehe da, der Vorhang im Tempel » ? En somme, une direction stylistiquement indéfendable, mais, en fait, géniale.

Pour soutenir sa vision, le chef a rassemblé autour de lui quelques uns des chanteurs les plus admirables jamais entendus dans cette musique pour les quelques airs qui restent de la partition : Elisabeth Grümmer, un ange descendu sur terre, inapprochable dans la douceur et la pureté innocente de ses deux arias, Marga Höffgen inégalable de sobriété et de dignité, et le jeune Fischer-Dieskau, Jésus jeune, chaleureux, à la spiritualité encore naturelle et sans affèterie ni maniérisme ; il faut par contre tolérer Otto Edelmann, privé des arias de basse, toutes coupées, mais qui incarne à la fois Judas, Pilate, le Grand Prêtre et Jean. L’Evangéliste d’Anton Dermota (en photo) est peut-être fatigué vocalement, parfois mal à l’aise avec la tessiture, mais aussi constamment riche des tendresses et des emportements les plus nobles, les plus bouleversants. Le récitatif « O Schmerz » et l’aria « Ich will bei meinem Jesu wachen », seuls morceaux rescapés de la partie de ténor, également chantés par Anton Dermota, échappent à tout commentaire rationnel ; l’absence de « Geduld ! » n’en est que plus cruelle.

Témoignage inclassable et incomparable, cette Passion selon Saint Matthieu est sans doute en soi une référence qui dépasse la question de la discographie de l’oeuvre : combien ont été autant musiciens que le furent ce soir là Elisabeth Grümmer, Anton Dermota et Wilhelm Furtwängler ?

A signaler pour les curieux, la publication par Archipel d’un coffret de deux CD regroupant l’intégralité des extraits conservés des Saint Matthieu que donna le chef à Buenos Aires en 1950 (déjà avec Dermota, mais aussi Klose et Greindl !) et à Vienne en 1952 (Seefried, Rössel-Majdan, Patzak, Wiener, Braun) ; je n’ai pas eu l’occasion de les entendre jusqu’ici.

 

Publié dans Disques et livres

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