Orlando, Covent Garden, 07/03/2007

Publié le par Friedmund

   

Depuis longtemps je nourrissais le désir de faire mes premiers pas dans les allées de Covent Garden. Bien qu’amoureux de longue date des contrées du Royaume-Uni, je n’étais également jamais passé à Londres qu’en coup de vent, en route vers d’autres régions du royaume. La pluie de stars tombée sur Orlando fournissait là un beau prétexte à franchir le pas, malgré les obstacles qui n’ont pas manqué de rendre ce projet improbable jusqu’à la dernière minute. Confiant en ma bonne étoile, fidèle, qui ne m’a jamais à l’étranger laissé sans place le jour même (ou presque), je fus quand même pris d’une certaine frayeur lundi après-midi au box office de la Royal Opera House : ne restaient plus de disponibles alors que des boxes, loges de quatre sièges non sécables, et vendues à un prix astronomique. Les bons conseils du personnel de la maison me persuadèrent de revenir le lendemain pour tenter ma chance avec d’éventuels retours : par miracle, deux jolies places de face, au second rang du Donald Gordon Grand Tier n’attendaient que mon impatient désir. Si la sensation de grandeur, ou bien le poids du mythe, n’a pas été tout à fait la même que lorsque je pénétrai au printemps dernier le San Carlo de Naples pour la première fois (1), force est de reconnaître que cette belle salle londonienne ne laisse pas non plus indifférente. Plus que le beau rouge et beige élégant, qui n’est pas sans rappeler Munich, c’est la géométrie aux rondeurs très particulières de la salle qui m’a le plus frappé. Si les façades de l’édifice lui-même sont sans charme, l’immense verrière du Floral Hall qui fait office de foyer principal est d’une belle originalité dans une salle d’opéra.

 

Pour revenir à un propos plus immédiatement musical, Orlando était également pour moi une découverte ce beau mercredi 7 mars. Haendel m’a longtemps laissé circonspect : la musique touche souvent au sublime, mais, derrière les magiques ou aristocratiques intrigues amoureuses, le propos se confine fréquemment à une vacuité dont les longueurs finissent par m’assommer ; les seuls Semele et Agrippina, et, plus encore Tamerlano, avaient jusqu’ici su retenir mon attention de manière notable et durable : il conviendra désormais d’ajouter cet Orlando que j’ai trouvé par bien des aspects aussi beau que passionnant. J’y ai retrouvé avec plaisir le mélange de serio et de buffo qui fait tout le génie d’Agrippina, mais surtout une intrigue linéaire, sans inutiles bavardages, et quatre personnages en permanente évolution psychologique ; l’originalité du propos, l’amour défait au profit de plus nobles destinées martiales, vient renforcer le plaisir rencontré à l’ouvrage.  Reprise d’une production de 2003, le spectacle londonien bénéficie d’une très belle mise en scène de Francisco Negrin. Les chanteurs évoluent dans des costumes contemporains de Haendel (celui de Zoroastro, perruqué, évoquant le compositeur lui-même), et le décor bâti au sein d’une haute rotonde contournant tout l’espace scénique. Lors des deux premiers actes, un ensemble rotatif de double panneaux vient tour à tour évoquer nuit étoilée, décor pastoral, palais, et salles d’armes, chacun d’entre eux offrant les deux portes de côté nécessaires aux chassés-croisés du livret ; ceux en miroirs et la cellule encavée, propices aux folies du rôle-titre, sont à noter tout particulièrement. Orlando enfin rendu à Mars, ces éléments de décor disparaissent lors du dernier finale, pour laisser la majestueuse rotonde s’ouvrir vers un cheval de métal. L’introduction sur scène des figures divines, deux acteurs pour Mars et Eros, et une danseuse joliment dénudée pour Venus, en interaction fréquente avec les différents protagonistes, ainsi qu’un recours éloquent aux objets (livre de la raison, épée de l’héroïsme, écharpes du désir etc) évitent toute sensation d’arrêt sur image lors des arias. Du très beau travail en somme, qui n’oublie ni d’être intelligent et imaginatif, ni d’être beau et poétique.  

 

La fête vocale est glorieuse et incendiaire. Bejun Mehta s’impose magnifiquement dans un rôle pourtant écrit pour le grand Senesino. La voix du contre-ténor est d’un miel enchanteur, au timbre prenant et d’une grande beauté, et sait remplir la salle pourtant grande sans effort : « Già la stringo » est ainsi impressionnant de mâle héroïsme et de puissance. Virtuose une fois passée une entrée un peu froide, l’artiste touche avant tout par une force émotionnelle ineffable, une tendresse noble et sans afféterie aucune, qui transforment ses deux grandes scènes, de folie au II et de sommeil au III, en moments proprement bouleversants ; deux jours après la représentation, leur souvenir me hante encore. Par contraste, c’est le port aristocratique et l’élégance noble qui m’ont le plus marqué dans le chant et la tenue scénique de Rosemary Joshua : la voix est incroyablement homogène sur toute la tessiture, la ligne de chant est d’une classe confondante, et l’actrice est souveraine, dans le doute comme dans l’affirmation ; ressorti très impressionné par cette prestation, Rosemary Joshua m’a presque semblé ici l’évidence baroque faite soprano. Anna Bonitatibus, fabuleuse Zerlina au TCE la saison dernière (2), faisait avec cette reprise ses débuts à Covent Garden. Je regrette que le rôle de Medoro soit si court en comparaison des trois autres, car la mezzo-soprano est un enchantement permanent : la voix affiche autant de délicatesse que de mâle virilité sans aucune faute de goût, un timbre superbement raffiné et coloré, et une musicalité infaillible ; le da capopianissimo, de « Verdi allori » me restera comme un des grands moments d’une soirée qui les vit pourtant, au combien, abonder. Je gardais le souvenir d’une Camilla Tilling en timide Ilia à Garnier au mois de décembre (3) : je l’ai retrouvée explosive de vis comica et de charisme en Dorinda. On pouvait penser qu’au milieu des talents impressionnants de Mehta, Joshua et Bonitatibus, Tilling pourrait apparaître un peu pâle : non seulement il en est rien, mais non contente de faire jeu égal avec ses camarades de scènes, elle vole le show, comme disent nos amis anglais. Certes, le rôle est payant, mais ce n’est pas la seule et simple explication à l’ovation qui l’a accueillie au rideau final : la voix est d’une remarquable fraîcheur, le chant magnifiquement expressif, et l’actrice, mutine et survoltée, captivante. Le trio conclusif du premier acte, « Consolati o bella », réunissant Joshua, Bonitatibus et Tilling était un moment d’une indicible magie. Kyle Ketelsen, Zoroastro, complétait cette extraordinaire affiche avec conviction, triomphant sans peine de ses quatre arias pourtant virtuoses, et avec toute la présence scénique nécessaire à cet original deus ex machina, qui n’est pas sans rappeler l’Alfonso mozartien.

Pour soutenir ces chanteurs prodigieux, la Royal Opera House avait judicieusement invité Sir Charles Mackerras. La musique coule sous sa baguette avec évidence : tout semble parfait, immensément naturel, ici d’un raffinement extrême, là magnifiquement emporté, cette direction est simplement confondante d’élégance et de vérité dramatique. Les pupitres somptueux du Orchestra of Age of Enlightenment, mobilisés pour l’occasion, ne sont sans doute pas pour rien non plus dans le sentiment permanent de beauté et de perfection dont m’a inondé cette représentation, et qui m’habite encore, ravi et comme en apesanteur, au moment où j’écris ces lignes.


De Mars à Vénus (suite)

Difficile de ne pas évoquer pour finir le beau Vénus et Mars de Sandro Botticelli, vu le jour même de la représentation à la National Gallery. Orlando ne nous narre t-il pas après tout le combat des deux divinités? Botticelli semble cependant, contrairement à l'intrigue de l'opéra de Haendel, plutôt indiquer une victoire nette de Vénus: Mars, repu, semble ici bien défait par les jouissances du corps de la déesse; l’ironie des satyres du peintre est d'ailleurs fort savoureuse.

En forme de post-scriptum, j’ai pris beaucoup de plaisir à arpenter les couloirs de la National Gallery, d’avantage par le plaisir immense conféré par certaines de ses pièces que par la qualité d’ensemble : les Rubens, Vélasquez et Rembrandt abondent mais ne font pas partie des éléments les plus remarquables de leurs œuvres respectives ; je retiens néanmoins pour le dernier, l’ampleur des mouvements et les jeux de lumière des belles Fêtes de Balthazar. Ce n’est pas non plus le musée londonien, gratuit ce qui est à souligner dans une ville à l’abominable cherté, qui me donnera le goût de Turner ou de Poussin, très représentés, ni bien sûr de l’infâme Canaletto dont il conviendrait de débarrasser les musées.  La collection italienne est par contre particulièrement remarquable, avec quelques superbes Raphaël et Véronese (dont les quatre Allégories de l’Amour) ; également deux Uccello très intéressants, un Saint Georges et le Dragon des plus psychédéliques, et surtout une Bataille de San Romano digne de figurer dans tout bon traité de trigonométrie (mais en retrait, je trouve, de la splendeur du troisième volet conservé aux Uffizi florentins). Egalement, de beaux Cranach, dont un Venus et Cupidon enchanteur.
Plus que le clou du musée, les Ambassadeurs d’Holbein et son crâne visible seulement très à droite du tableau, c’est sans doute la vanitas de Frans Hals en forme de portrait, Jeune homme avec un crâne, qui m’aura le plus fasciné : la rougeur des joues, le regard coquin, le geste impérieux de la main droite et l’extravagante plume de ce jeune homme offrent ici un contraste saisissant avec ce crâne tenu avec désinvolture.

 

(1) Une soirée au San Carlo de Naples : http://operachroniques.over-blog.com/article-5252116.html

(2) La Zerlina de Anna Bonitatibus : http://operachroniques.over-blog.com/article-5252386.html

(3)  Camilla Tilling en Ilia à Garnier  : http://operachroniques.over-blog.com/article-5167094.html

 

Publié dans Saison 2006-2007

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