Das Lied von der Erde, Kubelik (audite)

Publié le par Friedmund


Bien sûr il y a la présence ineffable et surnaturelle de Kathleen Ferrier et l’art si caractéristique de frapper les mots de Julius Patzak, dirigés par le chef qui créa l’œuvre en 1911, Mahler tout juste décédé quelques mois auparavant : disque immortel d’émotion et de beauté. Bien sûr, à l’opposé sur les axes temporels et stylistiques, la démarche au scalpel de Boulez, auscultant la partition et en flattant toute la modernité sans rien des excès postromantiques précédents, et passionnante. Bien sûr, Giulini tire des Berliner Philarmoniker un lyrisme chaleureux et chatoyant. Mais voila, pour aller droit au but, tous me semblent devoir s’effacer désormais devant cette miraculeuse prise radio de la Herkulessaal de Munich en 1970.

Là où les grands noms de la baguette ont toujours opté pour des visions très fortes stylistiquement voire philosophiquement, Rafael Kubelik choisit le parti de la musique. Et on sait quel fin musicien était cet artiste merveilleux. La clarté orchestrale, proprement stupéfiante, de son orchestre mahlérien en remontre à Boulez même. Surtout le lyrisme affleure partout, sans mélo, mais avec une chaleur, un allant, qui transforme ces lieder en une musique entraînante, chaleureuse, caressante. Jamais mieux qu’ici Der Trunkene n’a montré telle plénitude sereine, jamais Von der Schönheit n’a eu cet esprit volubile et ludique, ou bien encore Das Trinklied cette urgence de vivre…. Et c’est pourtant bien là le sens de ces textes.

Kubelik trouve en Janet Baker et Waldemar Kmentt des solistes en parfaite osmose aussi bien musicale que spirituelle, renouvelant ainsi le miracle d’unité de Walter dans une optique toute différente.
Waldemar Kmenntt transforme complètement le ton du Trinklied : plus de désespoir, mais une mélancolie douce-amère, quasi hautaine, virile, dominatrice, à mille lieues des pathologies suicidaires que l’on entend usuellement. Et quelle ligne de chant élégantissime, à l’expression si sophistiquée et musicienne en diable, et avec quelle aisance dans un lied où tant s’époumonnent ! Son Trunkene démontre la même souveraine tenue, la même classe : ivre peut-être, mais en sage digne et serein. Janet Baker est aux antipodes de Kathleen Ferrier : incarnée, chaleureuse, quasi maternelle, rayonnante de féminité, d’humanité. Der Einsame im Herbst irradie le besoin d’amour et de tendresse, l’attente folle d’espoir et non plus le lourd et douloureux renoncement. Et quel art du mot! Un seul exemple : la longue phrase descendante « Ich komm zu dir.. » commence dans une plénitude voluptueuse avant de mourir, anéantie, sur toute la fatigue du  « … Erquickung not. ».  Von der Schönheit la verra tour à tour primesautière, et mieux encore confondante en  adolescente partagée entre timidité et désir.  Il faudrait un article en soi pour commenter l’art, la beauté chaleureuse d’un Abschied incarné, prenant la pleine mesure sensorielle du monde. Inutile bien sûr de dire que la voix est somptueuse, les colorations simplement merveilleuses, la ligne de chant royale.

Voila donc un Chant de la Terre qui irradie l’humanité, l’amour, la beauté du monde, la plénitude sensorielle. On prend ici la coupe d’or pour se consoler et non pour se perdre, et au moment de l’adieu on ressent l’instant de tous ses sens sans se désincarner. Contresens après que tant aient voulu nous traîner au tombeau? Rien de moins sûr, bien au contraire. Le désespoir mahlérien est indissociable de l’amour de la vie, de sa beauté, de sa chaleur : c’était mourir qui angoissait Mahler, pas vivre !
La finesse musicale et la clarté de Kubelik, le grand art de Baker chaleureuse et superbe, le ton et la classe de Kmentt, et plus encore l’humanisme tout mahlérien qui les unit concourent à placer ce disque tout en haut de la discographie. La prise de son est excellente, claire et riche en couleurs, équilibrant idéalement les voix et l’orchestre, et contribue à rendre ce disque indispensable.

Publié dans Disques et livres

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