Tristan und Isolde, Bastille, 30/10/2008

Publié le par Friedmund

 

Peu de spectacles m’auront autant fasciné que cette production de Tristan et Isolde. C’était ce soir ma septième représentation de ce spectacle, et je m’y suis rendu le cœur palpitant. Serait-ce une certaine lassitude, ou un sentiment de déjà-vu ? Des conditions artistiques globalement moins satisfaisantes ? Une chose est sûre, la magie n’aura  pas opéré ce soir aussi bien que les six fois précédentes.

 

L’imagerie de Bill Viola, qui m’avait pour sa majeure partie fasciné en 2005, m’a laissé ce soir de marbre, voire même souvent agacé. J’en ai apprécié ce que j’avais le plus aimé lors des précédentes éditions : ces images de mer calme puis déchaînée au I, les lanternes perdues la nuit dans la forêt au début II, ce clair de lune menaçant et presque fantastique lors des appels de Brangäne, le cargo dans la brume lors du solo du cor anglais, puis cette nature embrumée ou automnale faite de cimes d’arbres ou d’eaux troubles lors du délire de Tristan. De manière générale, toutes les images de la nature, claires ou floues, m’ont semblé les bienvenues ; a contrario, chaque fois qu’est apparu un personnage sur l’écran, mon agacement s’est fait ressentir de manière quasi immédiate. Le rituel de purification qui constitue la majeure partie du premier acte procède d’une idée intéressante : ce couple, quelles que soient les dénégations des deux parties, est soumis à la force d’une attraction inéluctable, jouée par avance, et le philtre est bel et bien simple alibi. Pour autant, la longueur de la séquence est fatale. Bien des choses sont apparues à mon regard nouveau terriblement artificielles ou kitsch, à l’image de ce couple s’ébattant ridiculement dans sa piscine au moment du philtre. Et toute cette pseudo alchimie de bazar bien convenue autour de l’air, de l’eau et du feu m’a semblé plus d’une fois relever d’un ésotérisme d’esthétique publicitaire, tout au plus. Que l’on soit clair : ce n’est pas le procédé de la vidéo, désormais établi et parfois utile voire éloquent, que je conteste, mais l’utilisation qui en est faite ici ; la remise en cause concerne le contenu plutôt que le contenant, en somme.  Je veux croire que ce sont ces mêmes images qui ont déchaîné la bronca sonore qui a salué les deux coauteurs de cette production. Etrange bronca d’ailleurs : lors de la toute première du spectacle, les mêmes avaient été accueillis triomphalement par le public parisien, et les contestations étaient restées aussi isolées que peu audibles.

 

Huer de manière aussi virulente Peter Sellars tient pour moi du parfait mystère. Car, devant l’écran, se tient une autre histoire, une vraie mise en scène qui n’est pas qu’un appoint aux images de Bill Viola ; et cette mise en scène est sans doute l’une des plus élégantes et intelligentes vues à Paris depuis longtemps. Peter Sellars réussit l’exploit de dépouiller l’œuvre de toute convention, de tout artifice et même tout accessoire. Même les chœurs, perdus quelque part dans les couloirs de côté menant au second balcon, restent masqués, en dehors du monde des amants.  Deux rectangles de lumières travaillées à l’extrême et aux variations subtiles, dont un éclairant un parallélépipède de bakélite noire qui accueille et rassemble les protagonistes, font office de décor. Tristan et Isolde est une succession d’attentes, d’immobilismes physiques conjugués aux émotions les plus intenses mais aussi les plus contenues : Sellars saisit à merveille comme tout est ici intériorisation et introversion, confidence, intimité. Croisements et fuites des regards et des corps, prostrations et étreintes les plus simples, gestes mesurés quand ils ne sont pas interrompus… L’économie de la direction d’acteurs atteint une justesse psychologique étonnante. Le sommet théâtral de la mise en scène survient sans doute lors de la fin du second acte : inoubliables images de Marke qui tombe désespéré dans les bras de Tristan pour l’embrasser, d’Isolde qui détourne le regard comme atteinte par la profonde blessure du roi, ou encore des trois assis côte à côte sans trouver mot, regard ou geste pour réparer cette douleur commune, cette rupture de l’intime le plus confiant. Le travail de Sellars mérite une attention soutenue que gênent peut-être les images. Mais on veut croire que ceux qui huent sont les mêmes qui n’auront su décrocher leur regard hypnotisé des images de Viola ; et qui condamnent en somme leur propre inclination à la vidéo reine.

 

Les changements successifs de chefs d’orchestre font mesurer à quel point Esa-Pekka Salonen était indissociable de Bill Viola et Peter Sellars, du propre aveu d’ailleurs de ce dernier. La direction hiératique et hypnotique du chef finlandais s’inscrivait parfaitement dans le rythme lent et mesuré de la direction d’acteurs de Sellars, et soulignait avec pertinence les intentions oniriques et psychanalytiques des images de Viola. Lorsque pour la première reprise Valery Gergiev attrapa la baguette, sa direction incisive, passionnée et nettement plus animée, me donna l’impression de moins bien fonctionner avec ce que donnait à voir la scène. La problématique posée par la direction de Seymon Bychkov est toutefois d’une toute autre nature. Dans leurs optiques radicalement opposées, l’arche orchestrale tendue à l’extrême de Salonen ou la prise de risques de tous les instants de Gergiev, les deux prédécesseurs de Bychkov offraient toute l’intensité brûlante et tragique requise par le drame. Bychkov pour sa part travaille la pâte orchestrale de façon très classique, avec bien des fois de  beaux résultats dans les textures. Pour autant, jamais le drame ne s’anime, jamais l’orchestre ne s’enivre, s’emporte, se soulève ou menace : calme plat dans la fosse. La qualité purement musicale de l’interprétation ne compense certainement pas l’asthénie théâtrale : bien des fois le tout semble lourd, asséné, écrasé, trivial même. L’orchestre de l’Opéra, dont je vante si souvent dans ces pages l’excellence, n’est lui-même pas irréprochable : intonations approximatives des cuivres ci et là, cordes que l’on a connues bien plus éloquentes, cafouillage monstre lors du début du duo, fortissimo d’ensemble épars et sans rondeur, et ainsi de suite. Gageons que ces détails se régleront au fil des représentations. On doute par contre, au regard des grandes lignes de son interprétation entendues ce soir, d’un soudain investissement visionnaire du chef face à la partition.

 

Le premier à pâtir du manque d’intensité et de tension dramatique du chef est très certainement Clifton Forbis. Pour l’avoir entendu en Parsifal dans la production de Graham Vick et en Tristan lors de la première reprise de ce spectacle, Paris connaît déjà bien ses qualités et ses limites. Le matériau vocal, rocailleux et fruste, offre peu de beautés intrinsèques, mais l’interprète se transcende au contact du drame par une émission fière et puissante, d’une solidité sans faille, dans l’aigu surtout. Malgré les meilleurs intentions, et notamment une palette de nuances remarquable, cette voix ne saurait offrir ce qu’elle ne possède pas : de la beauté et du lyrisme. On goûte alors la présence physique et dramatique du chanteur, toujours aussi intense et engagé. On mesure aussi les efforts et la volonté de bien faire lors du duo, plutôt bien mené, nonobstant les limites déjà soulignées. La franche déception apparaît lors du troisième acte, là où le même Clifton Forbis, porté à l’incandescence par Valery Gergiev il y a trois ans de cela, m’avait laissé un souvenir énorme, jusqu’à le juger in fine plus marquant et intéressant que Ben Heppner quelques mois auparavant. Malheureusement, Forbis ne trouve pas en Bychkov l’incendiaire qui lui permettrait de mettre en valeur son potentiel dramatique : son délire intéresse toujours mais, dans ces conditions, ne transporte plus.  

 

Invité régulier de la scène parisienne, Franz-Josef Selig ne m’a jamais autant convaincu qu’en  Roi Marke lors de la création de ce spectacle. Si la voix semble avoir perdu un peu de son aisance, sa composition vocale et scénique a conservé toute sa beauté et son émotion poignante. Le lyrisme de son monologue, qu’il murmure avec une douceur inhabituelle et une humanité poignante, s’impose à nouveau comme l’un des grands moments de la soirée. Ekaterina Gubanova m’a fait par contre bien moindre impression que celle qu’elle m’avait laissée lors des représentations de l’automne 2005. Les moyens restent conséquents, mais la voix me semble avoir perdu en stabilité comme le montrent ses appels privés de mystère, de magie, et même de superbe vocale. De manière générale, il m’a semblé que la mezzo privilégiait de manière systématique le son à la caractérisation dramatique ou à la verbalisation, peu subtile ce soir. Alexander Marco-Buhrmester, tout d’attention et de mâle tendresse pour son Trisan, bien chantant, s’impose pour sa part sans problème en Kurwenal, tout comme Ralf Lukas, appréciable Melot. Enfin, Bernard Richter, ténor corsé et incisif, apporte une vraie consistance vocale et verbale à sa double apparition en marin et berger.

 

Restent enfin Waltraud Meier et sa fabuleuse Isolde, toujours aussi fascinante à écouter qu’à regarder. La première scène est prudente, réservée, mais déjà la véhémence du ton point sous la tenue contrôlée et étreint. Son récit, intense et phrasé à la manière d’un lied, se pare de milles couleurs et émotions. L’affrontement à suivre avec Tristan révèle le talent de la tragédienne : tout ici est aiguisé, insinuant, sans jamais paraître brutal ou inconvenant ; et diantrement plus efficace que les provocations téléphonées ou outrancières de bien d’autres. Le début du second acte est merveilleux : l’émerveillement de l’attente est palpable, le désir incandescent, et Meier prend littéralement feu sous nos yeux au moment d’éteindre la torche. Le début du duo la trouve momentanément en difficulté et confirme que désormais l’extrême aigu, aléatoire, parfois seulement marqué et d’autres fois fulgurant, est désormais irrémédiablement blessé et incertain. La suite de son chant de nuit et d’amour émeut par son ton tendre, comme en apesanteur, et ses couleurs vocales chaleureuses d’une grande richesse.  Les quelques minutes qui suivent la mort de Tristan, comme je ne les ai jamais entendues, sont exceptionnelles par leur intensité émotionnelle et par la richesse des colorations et du phrasé. Ce moment magique pourrait illustrer à merveille tous les mérites et toute la grandeur de cette Isolde : l’art du chant suprême de la liedersingerin allié à un talent de tragédienne hors norme. La Liebestod, charnelle et poétique, est lancée majestueusement et bénéficie d’une richesse de nuances extraordinaire. Elle vient conclure une prestation d’exception, supérieure même à ce qu’offrait Waltraud Meier il y a trois ans dans cette même salle. L’artiste avait déclaré récemment dans une interview récente qu’elle avait le sentiment de chanter de mieux en mieux malgré le temps qui s’écoule : sa prodigieuse Kundry du printemps dernier et cette extraordinaire Isolde inclinent à lui donner raison.

 

Pour cette Isolde d’exception, mais aussi pour réentendre le Marke de Franz-Josef Selig et revoir encore et encore le travail de Peter Sellars, j’y retournerai prochainement avec plaisir.  

  

 

Publié dans Saison 2008-2009

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